1980

January 10th, 2007

- Mais pourquoi Barthes ?
Et pourquoi les questions de Barthes ?
Et pourquoi les questions de Barthes aujourd’hui ?
Oui, pourquoi aujourd’hui ?
- …
- Parce qu’il n’y a pas d’actualité Barthes, ni centenaire, ni commémoration, ni hommage, alors ?
- Et les 50 ans des “Mythologies”? T’en fais quoi? Ca a encore toutes ses dents, non?
- Oui, ca a du mordant encore! Et puis, il y a la proposition de Francis Marmande sur le travail de Persida Asllani. Les 1920 questions de Barthes. La question que Barthes continue de poser aujourd’hui. Nous sommes plutôt à une époque où nous cherchons des réponses à des questions que nous ne savons plus poser, non ? En effet, il ne suffit pas de poser une question pour qu’elle en soit une.
-…
- Ne nous y fions pas, la quantité (1920 questions) ne nous achemine pas vers un viatique de certitudes mais vers la qualité subversive d’un questionnement élevé au rang d’art, d’un art de combat, d’un combat à la mesure de l’homme.

 

La question qui ne cesse de traverser toute l’œuvre de Barthes : L’écriture c’est quoi ?
La première lecture en janvier à la MC93, faite de questions portant sur l’engagement dans l’écriture agit comme autant de coups de marteau sur les «kits de bien-être» de nos professeurs de certitude. La somme des questions n’aura, en effet, servi qu’à mettre toutes les réponses données en état de crise. L’excès de questions révèle ainsi l’excès de confiance des différents domaines d’une époque ( en littérature comme en économie, en religion, en médecine, en politique, en philosophie…).

Nicolas Bigards

La chambre claire
Qui pouvait me guider ? (III 1111) Pourquoi choisir (photographier) tel objet, tel instant, plutôt que tel autre ? Qu’avais-je à faire des règles de composition du paysage photographique, ou, à l’autre bout, de la Photographie comme rite familial ? (III 1113) Pourquoi n’y aurait-il pas, en quelque sorte, une science nouvelle par objet ? Une Mathesis singularis (et non plus universalis) ? Qu’est-ce que mon corps sait de la Photographie ? (III 1114) Une image - mon image - va naître : va-t-on m’accoucher d’un individu antipathique ou d’un «type bien» ? (III 1115) A qui appartient la photo ? au sujet (photographié) ? au photographe ? Le paysage lui-même n’est-il qu’une sorte d’emprunt fait au propriétaire du terrain ? (III 1117) Il y a des moments où je déteste la Photo : qu’ai-je à faire des vieux troncs d’arbres d’Eugène Atget, des nus de Pierre Boucher, des surimpressions de Germaine Krull (je ne cite que des noms anciens) ? J’aime / je n’aime pas : qui de nous n’a sa table intérieure de goûts, de dégoûts, d’indifférences ? (III 1119) N’est-ce pas l’infirmité même de la Photographie, que cette difficulté à exister, qu’on appelle la banalité ? Mais pouvait-on retenir une intentionnalité affective, une visée de l’objet qui fût immédiatement pénétrée de désir, de répulsion, de nostalgie, d’euphorie ? Cette photo me plaisait ? M’intéressait ? M’intriguait ? (III 1122) Quel motif et quel intérêt à photographier un nu à contre-jour dans l’embrassure d’une porte, l’avant d’une vieille auto dans l’herbe, un cargo à quai, deux bancs dans une prairie, des fesses de femme devant une fenêtre rustique, un œuf sur un ventre nu (photos primées à un concours d’amateurs) ? Quelle science engagée reconnaîtrait l’intérêt de la physiognomonie ? L’aptitude à percevoir le sens, politique ou moral, d’un visage n’est-elle pas elle-même une déviation de classe ? (III 1131) Cette envie plonge en moi à une profondeur et selon des racines que je ne connais pas : chaleur du climat ? Mythe méditerranéen, apollinisme ? Déshérence ? Retraite ? Anonymat ? Noblesse ? (III 1134) Pourquoi un démodé aussi daté me touche-t-il ? Je veux dire : à quelle date me renvoie-t-il ? Ici, la photographie se dépasse vraiment elle-même : n’est-ce pas la seule preuve de son art ? S’annuler comme medium, n’être plus un signe, mais la chose même ? (III 1138) Comment Kertesz aurait-il pu «séparer» la chaussée du violoneux qui s’y promène ? (III 1142) Bob Wilson me retient, mais je n’arrive pas à dire pourquoi, c’est-à-dire où : est-ce le regard, la peau, la position des mains, les chaussures de basket ? (III 1144) Est-ce qu’au cinéma j’ajoute à l’image ? (III 1147) Veiller à la sagesse de l’animal : s’il se mettait tout d’un coup à caracoler ? Qu’en adviendrait-il de la jupe de la reine, c’est-à-dire de sa majesté ? (III 1148) L’Histoire, n’est-ce pas simplement ce temps où nous n’étions pas nés ? (III 1155) Et voici que commençait à naître la question essentielle : est-ce que je la reconnaissais ? (III 1156) Comment cette bonté a-t-elle pu sortir de parents imparfait, qui l’aimèrent mal, bref : d’une famille ? (III 1158) La Photographie a quelque chose à voir avec la résurrection : ne peut-on dire d’elle ce que disaient les Byzantins de l’image du Christ dont le Suaire de Turin est imprégné, à savoir qu’elle n’était pas faite de main d’homme, acheïropoïétos ? (III 1167) J’adorerais bien une Image, une Peinture, une Statue, mais une photo ? (III 1172) Qu’est-ce qui va s’abolir avec cette photo qui jaunit, pâlit, s’efface et sera un jour jetée aux ordures, sinon par moi - trop superstitieux pour cela - du moins à ma mort ? (III 1174) Qu’est-ce que je fais, pendant tout le temps que je reste là devant elle ? (III 1178) Pourtant, en y réfléchissant, je suis bien obligé de me demander : qui ressemble à qui ? La ressemblance est une conformité, mais à quoi ? Moi qui me sens un sujet incertain, amythique, comment pourrais-je me trouver ressemblant ? (III 1179) Quel rapport entre ma mère et son aïeul, formidable, monumental, hugolien, tant il incarne la distance inhumaine de la Souche ? (III 1181) Voir photographiés une bouteille, une branche d’iris, une poule, un palais, n’engage que la réalité. Mais un corps, un visage, et qui plus est, souvent, ceux d’un être aimé ? (III 1183) Peut-être l’air est-il en définitive quelque chose de moral, amenant mystérieusement au visage le reflet d’une valeur de vie ? (III 1184) Quoi, rien à dire de la mort, du suicide, de la blessure, de l’accident ? Comment regarder sans voir ? Comment peut-on avoir l’air intelligent sans penser à rien d’intelligent, en regardant ce morceau de Bakélite noire ? (III 1186) N’étais-je pas, en somme, amoureux de l’automate fellinien ? N’est-on pas amoureux de certaines photographies ? (III 1190) Folle ou sage ? (III 1192)
Textes
Quoi de plus humain qu’un homme qui veut dire, sans qu’on puisse savoir quoi ? (III 1203) Que faut-il pour faire un Mythe ? L’écriture c’est quoi ? (III 1219) La pose autrefois, devant le chevalet du peintre ou l’appareil du photographe, n’était-elle pas l’affirmation d’une essence d’individu ? (III 1226) Quoi de plus raisonnable qu’un dictionnaire ? (III 1227) Les mots renvoient à des choses ? Qu’est-ce que la «face» ? Mais qu’est-ce qu’une «partie», un «crâne» ? En quoi êtes-vous justifié de vous arrêter ici plutôt que là ? Où cessent les mots ? Qu’y a-t-il au-delà ? (III 1228) Qui pense à la bonté du soir en disant «bonsoir» ? Les allusions au vin sont peut-être devenues plus rhétoriques (courtoises, pourrait-on dire) que mythiques ? Qui peut savoir ? (III 1250) Toujours cette pensée : et si les Modernes se trompaient ? S’ils n’avaient pas de talent ? (III 1275) Mais que ferais-je alors pendant mes sorties ? Quel sera pour moi le spectacle du monde ? (III 1285) Dire inutile (son message est dans sa méchanceté), car sur le caractère répulsif de mon propre corps, qui est plus imaginatif que moi ? L’ai-je vraiment désiré ? Peut-être ai-je joué à le désirer ? (III 1297) La nuance est littéraire (puisqu’elle tient au langage) ? (III 1298)

1979

January 15th, 2007

dois-je tenir un journal en vue de le publier ? Barthes

L’exercice d’écriture quotidien du blog accompagne mes lectures. Délibérations de Barthes sur l’usage du journal intime. Le blog n’est pas un journal intime. Ou pas seulement cela.
Mais, qu’est-ce qu’un blog ?
La lecture du blog m’a longtemps paru un peu fastidieuse, sans intérêt, pire, chronophage. Chacun te renvoyant à d’autres blogs, par un principe de type borgésien. Tu n’en sors jamais.
Mais, tout de même, c’est quoi un blog ? Pourquoi blog-je ? Et de google en blogs, tu desordre.net et puis nanoblog.com et aussi samantdi.net oublier …
Et enfin tu Wikipédiates :
Un blog ou blogue est un site Web constitué par la réunion d’un ensemble de billets triés par ordre chronologique. Chaque billet (appelé aussi note ou article) est, à l’image d’un journal de bord ou d’un journal intime, un ajout au blog ; le blogueur (tenant du blog) y porte un texte, souvent enrichi d’hyperliens et d’éléments multimédias et sur lequel chaque lecteur peut généralement apporter des commentaires.

Donc, un journal ?
Même si on ne trouve pas que des journaux intimes dans les blogs, cela a quand même lancé un espace de visibilité, de lisibilité à une parole, une écriture personnelle. Jusqu’à l’avénement du blog, finalement, le journal intime avait pour vocation à le rester, intime. Il restait au fond du tiroir, caché, dissimulé aux regards des proches. C’est en cela que le journal intime, à part ceux des écrivains ou autres artistes, qui prennent valeur d’œuvre, m’a toujours paru un objet bien singulier et empreint d’égotisme. Pourtant, l’ego n’en est encore un que parce qu’il se permet d’être impudique. Pourquoi écrire si ce n’est pour être lu par un autre? Par un autre que soi-même, spectateur d’une scène intime propice à l’exhibition du Moi. Car quelle étrange opération que de se relire ? Car relit-on jamais son journal intime ? Se relire. Quand on y pense. «Travailler à quoi ? A me relire, hélas.» Car là , plus qu’ailleurs, c’est soi-même qu’on relit, c’est un «je» qu’on relit le lendemain, ou quelques années plus tard. Se re-lire. Lire soi-même à nouveau. Est-ce un objet littéraire ? Le Journal, si «bien écrit» soit-il, est-ce de l’écriture ?
Mais la question de la publication ne se posait que chez l’artiste ou l’homme public. Dois-je tenir un journal en vue de le publier ? Ce qui change fatalement la nature du journal. Le journal intime de l’écrivain est-il de même nature que celui du quidam? Acquiert-il une valeur d’œuvre du fait même qu’il est le produit de l’écrivain? S’il l’écrit pour qu’il soit publié, quelle valeur prend ce «je» qui se dévoile, à quel degré de sincérité ? Est-ce que le seul vrai journal serait celui qui aurait échappé à l’ego ?

Le blog redistribue les cartes, ou les brouillent, c’est selon. Car, il repose la question du journal pour un lecteur autre que soi-même.
La tentation narcissique Net de publication ?
Le relatif anonymat de la toile, avec l’utilisation de pseudos, permet de se dévoiler sans se montrer. Mais, nouveauté : le lecteur peut désormais apparaître et s’immiscer dans cette intimité-forum en ajoutant un commentaire.

Lecture de Philippe Lejeune. Le journal du petit cahier est-il contre-nature, le monstre de l’homme ? Que doit-on entendre par «monstrueux» ? Le plaisir de cet écrit secret, destiné qu’à soi-même est-il fascination regressive et perte d’attention à la vie ou bien l’anti-poison d’une voix sans issue ?

Nicolas Bigards

Sollers écrivain
Mais l’isolé absolu ? Celui qui n’est ni breton, ni corse, ni femme, ni homosexuel, ni fou, ni arabe, etc. ? Celui qui n’appartient même pas à une minorité ? (III 930) Quel est cet homme ? Quel est l’objet de son désir ? Qu’est-ce qui le soutient ? lui résiste ? (III 934) Quelle est la fable élémentaire ainsi poursuivie et dont la poursuite fait le livre ? (III 936) Qu’est-ce qu’une histoire ? A quel niveau de moi-même, du monde, vais-je décider qu’il m’arrive quelque chose ? Pourquoi commencer ici plutôt que là ? (III 937) A-t-elle jamais commencé ? (III 938) Un communiste à «Tel quel» ? Pourquoi pas, si cela est désécrire l’anticommunisme dont s’est nourrie (surnourrie) l’intelligentsia de gauche, et si c’est du même coup - il ne faut pas l’oublier - désécrire l’antiformalisme traditionnel des intellectuels communistes ? (III 947) Le rapport de cela avec la révolution ? A quoi bon copier le réel, même d’un point de vue révolutionnaire, puisque ce serait recourir à la langue bourgeoise par excellence, qui est précisément celle de la copie ? (III 949) L’écriture chinoise n’est-elle pas née, dit-on, des craquelures apparues sur des écailles de tortue chauffées à blanc ? Le vers n’est-il pas ce qui se détache et vient percuter ? (III 952) La phrase littéraire n’est-elle pas un montage ? (III 954) On peut se demander : par quoi l’humanité a-t-elle commencé ? le Mot ou tout de suite la Phrase ? H à la Bibliothèque nationale ? Comment fait-on un article de critique ? Comment lire ce qui est attesté ici et là comme illisible ? (III 956) Il y a des snobs de l’avant-garde ? (III 957) L’honnêteté (libérale) ne consisterait-elle pas à se dire d’abord : si vous êtes incompréhensibles, c’est que je suis bête, ignorant ou mal intentionné ? (III 957) Quand aura-t-on le droit d’instituer et de pratiquer une critique affectueuse, sans qu’elle passe pour partiale ? Quand serons-nous assez libres (libérés d’une fausse idée de l’«objectivité») pour inclure dans la lecture d’un texte la connaissance que nous pouvons avoir de son auteur ? Pourquoi - au nom de quoi, par peur de qui - couperais-je la lecture du livre de Sollers de l’amitié que j’ai pour lui ? (III 960)
Textes
Comment les chiens, souvent si nobles, ne s’aperçoivent-ils pas de la bêtise de leur maître ? (III 969) Les Japonais regardent-ils quelquefois, et au cours de quels rites, les photographies qu’on les voit sans cesse en train de prendre ? (III 972) Et si l’on supprimait l’impératif ? Si les hommes se donnaient le pouvoir de rayer de la langue tous ses morphèmes répressifs ? (III 977) Peut-être l’écrivain est-il toujours dépendant (d’une autorité, d’une économie, d’une morale, d’un sur-moi collectif, etc.) ? Peut-être n’écrit-il, quel que soit le libéralisme de sa société, qu’en trichant avec la force ? Peut-être l’écriture est-elle politiquement perverse ? (III 981) Ne voyons-nous pas aujourd’hui que l’«humain», c’est comme la somme infinie des particularités irréductibles ? Maintenant que le pouvoir est partout (grande et sinistre découverte -même si elle est naïve - des gens de ma génération), au nom de quel parti démystifier ? (III 989) Mais, après tout, il y a un combat pour la douceur : à partir du moment où la douceur est décidé, ne devient-elle pas une force ? En quoi cette forme peut-elle être cependant politique ? Pourquoi donner le ténu, le futile, l’insignifiant, pourquoi risquer l’accusation de dire des «riens» ? Ne devons-nous pas aujourd’hui faire entendre le plus grand nombre de «petits mondes» ? Attaquer le «grand monde» (grégaire) par la division inlassable des particularités ? (III 991) Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui fait que tout d’un coup, un mois d’été, à Paris, «ça a pris», et pour toujours (jusqu’à la mort de Proust, en 1922, et bien au-delà, puisque notre lecture présente, active, ne cesse d’augmenter la Recherche, de la surnourrir) ? (III 994) Lorsqu’on parle, on regarde qui ? quoi ? et selon quels changements ? Or «presque» est un mot auquel la science répugne : Comment assurer, imposer, intimider, avec des «presque», des «plus», des «moins», des «oui, mais» ? (III 999) Que se passe-t-il quand deux ou plusieurs parlent de quelqu’un ou de quelque chose ? (III 1001) Mais, encore une fois, est-ce que cette bienveillance finale, atteinte après avoir traversé une phase de rejet, justifie de tenir (systématiquement) un journal ? Est-ce que ça vaut la peine ? (III 1004) Dois-je tenir un journal en vue de le publier ? Puis-je faire du journal une «œuvre» ? N’ai-je pas un vif plaisir à lire dans le Journal de Tolstoï la vie d’un seigneur russe au XIX siècle ? (III 1005) Qu’est-ce donc que cette impuissance à la foi ? Peut-être un amour très humain ? L’amour exclurait la foi ? Et vice versa ? (III 1006) Pourquoi est-ce que je suspecte, du point de vue de l’Image, l’écriture du Journal ? (III 1012) Mais le Journal ne peut-il être précisément considéré et pratiqué comme cette forme qui exprime essentiellement l’inessentiel du monde, le monde comme inessentiel ? Comment tenir un Journal sans égotisme ? N’y a-t-il pas des moments «historiques» où il faut être historien ? En pratiquant à outrance une forme désuète d’écriture, est-ce que je ne dis pas que j’aime la littérature, que je l’aime d’une façon déchirante, au moment même où elle dépérit ? (III 1013) Le Journal, si «bien écrit» soit-il, est-ce de l’écriture ? (III 1014) Est-ce qu’il est «camp», ce baron von Gloeden ? Dans notre univers policier, la photographie n’est-elle pas la preuve invincible des identités, des faits, des crimes ? (III 1015) Quels que soient les avatars de la peinture, quels que soient le support et le cadre, c’est toujours la même question : qu’est-ce qui se passe, là ? (III 1021) Du point de vue du «style», valeur haute qui suscita le respect de tous les Classiques, quoi de plus éloigné du Voile d’Orphée que ces quelques lignes enfantines d’arpenteur apprenti ? (III 1027) Et qui pourrait écrire mieux qu’un peintre ? (III 1028) L’espace traité n’est plus dès lors dénombrable, sans pour autant cesser d’être pluriel : n’est-ce pas selon cette opposition à peine tenable, puisqu’elle exclut à la fois le nombre et l’unité, la dispersion et le centre, qu’il faut interpréter la dédicace que Webern adressait à Alban Berg : «Non multa, sed multum» ? (III 1032, 1047) Qui c’est, Cy Twombly (ici dénommé TW) ? Qu’est-ce qu’il fait ? Comment nommer ce qu’il fait ? «Enfantins», les graphismes de TW ? Oui, pourquoi pas ? Bref il provoque en nous un travail de langage (n’est-ce pas précisément ce travail - notre travail - qui fait le prix d’une œuvre ?) (III 1033) Qu’est-ce que l’essence d’un pantalon (s’il en a une) ? Qu’est-ce qu’un geste ? (III 1034) L’écriture n’habite plus nulle part, elle est absolument de trop - N’est-ce pas à cette limite extrême que commence vraiment «l’art», «le texte», tout le «pour rien» de l’homme, sa perversion, sa dépense ? (III 1036) Mais qu’est-ce que la couleur ? (III 1039) Difficulté de la page blanche : souvent ce blanc provoque une panique : comment le salir ? (III 1040) Que sont les autres pour moi ? Comment dois-je les désirer ? Comment dois-je me prêter à leur désir ? Comment faut-il se tenir parmi eux ? Comment faire un trait qui ne soit pas bête ? (III 1044) Pourquoi «se reprendre», puisqu’il n’y a pas de maîtrise ? Pourquoi la pulsion serait-elle de droit violente, grossière ? (III 1046) Enfin, renversez l’image et lisez à loisir la physionomie d’Holopherne, c’est un visage très personnalisé, et cela d’une façon surprenante : car dans sa position (sa fonction), avait-il besoin de ressembler à quelqu’un ? (III 1054) Comment supporter que ce flot qu’il y a en moi aboutisse dans le meilleur des cas à un filet d’écriture ? (III 1073) Faut-il lutter ou non ? Doit-on lutter pour périmer le sens, le détruire, le transmuter, pour atteindre par les mots une autre zone du corps ne relevant pas de la logique syntaxique ou, au contraire, faut-il ne pas lutter ? (III 1076) Sans l’évaluation sensible de cette crise-là, sans cet amour, que comprendrait-on à ce qui fait la modernité d’un syntacticien et d’un lexiste aussi prodigieux que Chateaubriand ? (III 1089)

1978

January 20th, 2007

Répétition de la première lecture.
Et première lecture à la table. Est-ce que tout cela (l’assemblage des textes, «la partition») tient la route ? Comment éviter l’inévitable agencement thématique ? Travailler sur le fragment. Briser le discours. Parce que l’incohérence est préférable à l’ordre qui déforme.(Gide)
Ce qui me frappe : pour le dire vite, la mélancolie de Barthes. Ce que nous vivons, et ce que l’on a vécu, semblent toujours être moins de la moitié de ce qui nous reste à vivre, avec finalement le sentiment d’une forme d’éternité. Quand le sablier s’inverse-t-il ? Comment, au moment où je parle, connaîtrais-je la durée totale de mon existence, au point de pouvoir la diviser en deux parties égales ? Le milieu du chemin de la vie, où c’est la dernière partie qui commence, une fin de partie, la partie de la fin. La mélancolie commence peut-être là, dans l’incertitude du décompte, avec la certitude de sa fin. Quelles sont les forces réelles que mon âge implique et veut mobiliser ? Telle est la question, surgie récemment, qui, me semble-t-il, a fait du moment présent le «milieu du chemin de ma vie». Ci va di mezzo la vità…
Pourquoi aujourd’hui ?

Nicolas Bigards

Leçon
Et pourtant, si le pouvoir était pluriel, comme les démons ? (III 802) Comment oser parler, dans le cadre d’une institution, si libre soit-elle, d’un enseignement fantasmatique ? Cependant, si l’on considère un instant la plus sûre des sciences humaines, à savoir l’Histoire, comment ne pas reconnaître qu’elle a un rapport continu avec le fantasme ? (III 814)
Textes
Par périodes, j’aime bien… mais ici la difficulté commence : faire quoi du dessin ? de la peinture, du graphisme ? (III 821) Pourquoi n’il y a-t-il pas aujourd’hui (du moins me semble-t-il), pourquoi il n’y a-t-il plus un art de la persuasion - ou de l’imagination - intellectuelle ? Pourquoi sommes-nous si lourds, si indifférents à mobiliser le récit, l’image ? Ne voyons-nous pas que ce sont tout de même les œuvres de fiction, si médiocres soient-elles artistiquement (Soljenitsyne), qui ébranlent le mieux le sentiment politique ? (III 822) Comment écrire sans ego ? Voltaire moins désespéré, Rousseau plus heureux que nous ? (III 823) Le grand matériau de l’art moderne, de l’art quotidien, n’est-il pas aujourd’hui la lumière ? (III 824) Qu’est-il, ce bon sommeil (de l’enfance) ? Que fait-il, ce sommeil (ou ce demi-réveil) ? (III 829) Comment, au moment où je parle, connaîtrais-je la durée totale de mon existence, au point de pouvoir la diviser en deux parties égales ? Quelles sont les forces réelles que mon âge implique et veut mobiliser ? Pourquoi aujourd’hui ? (III 832) Quand j’aurai fini ce texte, cette conférence, je n’aurai rien d’autre à faire qu’à en recommencer un autre, une autre ? (III 833) Quel Lucifer a créé en même temps l’amour et la mort ? Ce que je puis dire, ce que je ne peux faire autrement que de dire, c’est que ce sentiment qui doit animer l’œuvre est du côté de l’amour : quoi ? La bonté, La générosité ? La charité ? (III 834) Je lis un peu partout que c’est une sensibilité très «moderne» que de «cacher sa tendresse» (sous des jeux d’écriture) ; mais pourquoi ? Serait-elle plus «vraie», aurait-elle plus de valeur parce qu’on se guinde à la cacher ? Est-ce que tout cela veut dire que je vais écrire un roman ? «Comme si» : cette formule n’est-elle pas l’expression même d’une démarche scientifique, comme on le voit en mathématiques ? (III 835) Peut-être est-ce finalement au cœur de cette subjectivité, de cette intimité même dont je vous ai entretenus, peut-être est-ce à la «cime de mon particulier» que je suis scientifique sans le savoir, tourné confusément vers cette Scienza Nova dont parlait Vico : ne devra-t-elle pas exprimer à la fois la brillance et la souffrance du monde : ce qui, en lui, me séduit et m’indigne ? (III 836) Quoi de plus troublant qu’un air qui continue et dément la loi de l’expression, c’est-à-dire de la correspondance de l’intérieur et de l’extérieur, de la cause et de l’effet ? (III 837) Qui veut les âges ? (III 844) Pourquoi certains pratiquent-ils la perversion de l’écriture, comment trouvent-ils une rentabilité de jouissance dans la pratique de l’écriture ? En quoi consistera-t-elle ? (III 853) Pourrait-il y avoir une écriture de la peur ? (III 870) Je retrouve ici le même affolement que me donne la Bêtise ; est-ce moi ? Est-ce l’autre ? Est-ce l’autre qui est illisible (ou bête) ? Est-ce moi qui suis borné, inhabile, est-ce moi qui ne comprends pas ? (III 871) Erotisme de la Phrase «lisible» ? Comment un corps peut-il coller à une idée - ou une idée à un corps ? Comment supporter, limiter, éloigner les pouvoir de langage ? Comment fuir les «fantasmes» (les «racismes» de langage) ? (III 872) Comment une image de moi «prend»-elle au point que j’en sois blessé ? (III 873) Qu’est-ce qu’un «bon» colloque ? (III 877) Comment puis-je me permettre d’entretenir les auditeurs d’un Colloque, dont le thème est très général, de ce qui n’est peut-être qu’un goût très personnel, le goût d’un chanteur disparu de la scène musicale depuis vingt-cinq ans au moins, mort l’année dernière et sans doute, par là même, ignoré de la plupart d’entre vous ? (III 880) Qu’est-ce donc que la musique ? (III 884) Est-ce qu’il y a encore une «critique» ? (III 895) Comment limiter la violence, autrement que par une autre violence ? (III 903) Peut-on être contre la violence seulement en partie, c’est-à-dire seulement sous condition, en reconnaissant des exceptions ? Peut-on monnayer la non violence ? Peut-on entrer dans une appréciation des contenus de la violence, de ses justifications ? (III 904) (Schubert) N’est-ce pas vraiment le musicien qui est fait par excellence pour une approche intimiste, celle des amateurs ? N’est-il pas aussi comme cela qu’il a souvent écrit dans un milieu musical où il n’y avait pas de distinction tranchée entre ceux qui écoutaient et ceux qui jouaient ? (III 906) Pouvons-nous vraiment, nous Occidentaux, consommer un morceau de civilisation entièrement isolé de son contexte ? (III 911) Peut-on faire un travail d’analyse structurale sur les Evangiles ? (III 922)

1977

January 25th, 2007

D’un coup, curiosité pour ce ménage à deux de Moi à Je, pourquoi n’en ai-je jamais ressenti la nécessité ? Cette absence m’intrigue, est-elle le symptôme d’un manque de dialogue avec moi-même ou bien la preuve d’une trop bonne entente dont les accords me seraient dissimulés ?
Je ne puis m’écrire. Quel est ce moi qui s’écrirait? Au fur et à mesure qu’il entrerait dans l’écriture, l’écriture le dégonflerait, le rendrait vain; il se produirait une dégradation progressive, dans laquelle l’image de l’autre serait, elle aussi, peu à peu entraînée (écrire sur quelque chose, c’est le périmer), un dégoût dont la conclusion ne pourrait être que: à quoi bon?

Je m’en ouvre à J.-F. P

De : jfp
Objet : Rép :
Date : 9 février 2007 00:27:24 HNEC
- : nicolas.bigards@wanadoo.fr

Peut-être que c’est ça, la bonne compagnie avec soi-même: la fermer. Mais ça ne supprime pas l’hypothèse du dialogue intérieur. Aucun rapport, il me semble, avec la profondeur; l’intériorité n’a rien à voir avec la profondeur; Barthes a dû dire que c’était un effet de surface, une nappe, du nappé -il adorait ça, ce con- genre toile cirée sur laquelle glisse le pet intime.
C’est marrant que tu me parles de journal au moment où je suis dans le cas de mettre au propre (rendre lisible) mes journaux pour que Julie les mette en thèse (ça vaut bien un blog). Du pré-posthume. Je m’aperçois du reste qu’à partir de ma rencontre avec les scientifiques, tous ces carnets perdent toute dimension intime. Etrange. Mais que de pages, mon Dieu.
Si je te lis bien aussi, même sur la question du journal, il (RB) a trouvé le moyen d’hamlétiser: diary or not diary. Passionnant! Il n’avait peut-être rien à cacher. Sous le masque, personne (remarque dramaturgique).

Nicolas Bigards

Fragments d’un discours amoureux
Que dire de la Langueur, de l’Image, de la Lettre d’amour, puisque c’est tout le discours amoureux qui est tissé de désir, d’imaginaire et de déclarations ? (III 462) Les mots ne sont jamais fous (tout au plus pervers), c’est la syntaxe qui est folle : n’est-ce pas au niveau de la phrase que le sujet cherche sa place - et ne la trouve pas - ou trouve une place fausse qui lui est imposée par la langue ? (III 463) Amoureux de la mort ? (III 458) L’abîme n’est-il qu’un anéantissement opportun ? (III 469) Quoi, le désir n’est-il pas toujours le même, que l’objet soit présent ou absent ? L’objet n’est-il pas toujours absent ? (III 473) Pourquoi est-ce que je désire Tel ? Pourquoi est-ce que je le désire durablement, langoureusement ? Est-ce tout lui que je désire (une silhouette, une forme, un air) ? Ou n’est-ce seulement qu’un morceau de ce corps ? Et, dans ce cas, qu’est-ce qui, dans ce corps aimé, a vocation de fétiche pour moi ? (III 476) Quelle portion, peut-être incroyablement ténue, quel accident ? La coupe d’un ongle, une dent un peu cassée en biseau, une mèche, une façon d’écarter les doigt en parlant, en fumant ? La tautologie n’est-elle pas cet état inouï, où se retrouvent, toutes valeurs mêlées, la fin glorieuse de l’opération logique, l’obscène de la bêtise et l’explosion du oui nietzschéen ? (III 477) Mais comment évaluer la viabilité ? Pourquoi ce qui est viable est-il un Bien ? Pourquoi durer est-il mieux que brûler ? (III 480) L’autre serait-il vulgaire, lui dont j’encensais dévotement l’élégance et l’originalité ? (III 483) Tout autre désir que le mien n’est-il pas fou ? Et si, pour que quelque chose se passe, je faisais un vœu ? (III 487) C’est donc que mon désir, tout spécial qu’il soit, s’accroche à un type ? Mon désir est donc classable ? L’amoureux n’est-il qu’un dragueur plus difficile, qui cherche toute sa vie «son type» ? En quel coin du corps adverse dois-je lire ma vérité ? L’innocent n’est-il pas inclassable (donc suspect à toute société, qui ne «s’y retrouve» que là où elle peut classer des Fautes) ? (III 493) S’il y avait un malentendu sur l’heure, sur le lieu ? Que faire (angoisse de conduite) ? Changer de café ? Téléphoner ? Mais si l’autre arrive pendant ces absences ? (III 495) X…, parti en vacances sans moi, ne m’a donné aucun signe de vie depuis son départ : accident ? grève de la poste ? indifférence ? tactique de distance ? exercice d’un vouloir-vivre passager («Sa jeunesse lui fait du bruit, il n’entend pas») ? ou simple innocence ? Que lui dirais-je ? Devrai-je lui cacher mon trouble - désormais passé («Comment vas-tu ?») ? Le faire éclater agressivement («Ce n’est pas chic, tu aurais bien pu…») ou passionnément («Dans quelle inquiétude tu m’as mis») ? Ou bien, ce trouble, le laisser connaître sans en assommer l’autre («J’étais un peu inquiet…») ? Et si l’autre, par quelque disposition de sa propre structure, avait besoin de ma demande ? Ne serais-je pas justifié, alors, de m’abandonner à l’expression littérale, au dire lyrique de ma «passion» ? L’excès, la folie, ne sont-il pas ma vérité, ma force ? Et si cette vérité, cette force, finissaient par impressionner ? Ne faut-il pas alors, précisément parce que je l’aime, lui cacher combien je l’aime ? (III 499) En quoi les sistemati qui m’entourent peuvent-ils me faire envie ? De quoi, en les voyant, suis-je exclu ? (III 503) N’est-il pas indécent de comparer la situation d’un sujet en mal d’amour à celle d’un concentrationnaire de Dachau ? (III 505) L’une des injures les plus inimaginables de l’Histoire peut-elle se retrouver dans un incident futile, enfantin, sophistiqué, obscur, advenu à un sujet confortable, qui est seulement la proie de son Imaginaire ? (III 506) Si je pouvais obtenir de moi-même de m’en tenir aux plaisirs allègres que l’autre me donne, sans les contaminer, les mortifier par l’angoisse qui leur sert de joint ? Si je pouvait avoir, de la relation amoureuse, une vue anthologique ? Si je comprenais, dans un premier temps, qu’un grand souci n’exclut pas des moments de pur plaisir (tel l’aumônier de Mère Courage expliquant que «la guerre n’exclut pas la paix») et si je parvenais, dans un second temps, à oublier systématiquement les zones d’alarme qui séparent ces moments de plaisir ? Si je pouvais être étourdi, inconséquent ? (III 507) Qu’est-ce que le monde, qu’est-ce que l’autre va faire de mon désir ? (III 509) Qu’est-ce qui m’emplit ainsi ? Une totalité ? (III 511) Puisque l’autre souffre sans moi, pourquoi souffrir à sa place ? (III 513) Qu’est-ce que je pense de l’amour ? (III 515) Comprendre, n’est-ce pas scinder l’image, défaire le je, organe superbe de la méconnaissance ? Et si la conscience - une telle conscience - était notre avenir humain ? Si, par un tour supplémentaire de la spirale, un jour, éblouissant entre tous, toute idéologie réactive disparue, la conscience devenait enfin ceci : l’abolition du manifeste et du latent, de l’apparence et du caché ? S’il était demandé à l’analyse non pas de détruire la force (pas même de la corriger ou de la diriger), mais seulement de la décorer, en artiste ? Imaginons que la science des lapsus découvre un jour son propre lapsus, et que ce lapsus soit : une forme nouvelle, inouï, de la conscience ? (III 516) Que faire ? Faut-il continuer ? Dois-je ou ne dois-je pas lui téléphoner ? (III 517) Si l’autre m’a donné ce nouveau numéro de téléphone, de quoi était-ce le signe ? Etait-ce une invite à en user tout de suite, par plaisir, ou seulement le cas échéant, par nécessité ? (III 518) Comment repousser un démon (vieux problème) ? (III 534) Qu’ai-je à faire avec le Portugal, l’amour des chiens ou le dernier Petit Rapporteur ? N’est-ce pas cela, le langage : un état de montre ? L’impolitesse n’est-elle pas seulement : une plénitude ? Aimer la réalité ? Quelle relation puis-je avoir avec un pouvoir, si je n’en suis ni l’esclave, ni le complice, ni le témoin ? (III 541) Où sont «les choses» ? Dans l’espace amoureux, ou dans l’espace mondain ? Où est «le puéril revers des choses» ? Qu’est-ce qui est puéril ? Est-ce «chanter l’ennui, les douleurs, les tristesses, les mélancolies, la mort, l’ombre, le sombre», etc. - ce que fait, dit-on, l’amoureux ? Est-ce, au contraire : parler, papoter, jaboter, épucer le monde, ses violences, ses conflits, ses enjeux, sa généralité - ce que font les autres ? (III 542) Quel est ce moi qui s‘écrirait ? (III 548) Comment finit un amour ? - Quoi, il finit donc ? (III 551) Je puis donc renaître sans mourir ? (III 552) Ce qui est énigmatique est la perte de délire : on entre dans quoi ? (III 555) Le point le plus sensible de ce deuil n’est-il pas qu’il me faut perdre un langage - le langage amoureux ? (III 556) Freud, paraît-il, n’aimait pas le téléphone, lui qui aimait, cependant, écouter. Peut-être sentait-il, prévoyait-il, que le téléphone est toujours une cacophonie, et que ce qu’il laisse passer, c’est la mauvaise voix, la fausse communication ? (III 563) Comment lutter contre une fatigue ? Mais que faire de ce paquet de fatigue déposé devant moi ? Que veut dire ce don ? Laissez-moi ? Recueillez-moi ? (III 564) N’est-ce donc rien, pour vous, que d’être la fête de quelqu’un ? (III 567) Mais imagine-t-on un fou amoureux ? (III 569) Peut-être reconnaître ici la coupure très singulière qui disjoint, dans l’Amoureux, la volonté de puissance - dont est marquée la qualité de sa force - de la volonté de pouvoir - dont elle est exempte ? (III 570) Comment l’être qui m’a capturé, pris dans le filet, peut-il me décapturer, desserrer les mailles ? Comment donc Zoé peut-elle à la fois «aimer» et «être amoureuse» ? Ces deux projet ne sont-ils pas réputés différents, l’un noble, l’autre morbide ? (III 574) Qui peut donc réussir cette dialectique ? Qui, sinon la femme, celle qui ne se dirige vers aucun objet - seulement vers… le don ? (III 575) Connaître quelqu’un, n’est-ce pas seulement ceci : connaître son désir ? (III 585) Qu’est-ce que cela donnerait, si je décidais de te définir comme une force, et non comme une personne ? Et si je me situais moi-même comme une autre force en face de ta force ? (III 586) Le corps qui va être aimé est, à l’avance, cerné, manié par l’objectif, soumis à une sorte d’effet zoom, qui le rapproche, le grossit et amène le sujet à y coller le nez : n’est-il pas l’objet scintillant qu’une main habile fait miroiter devant moi et qui va m’hypnotiser, me capturer ? (III 587) Voit-on un fou «sacrifier» sa folie à quelqu’un ? (III 592) Et si je me forçais à n’être plus jaloux, par honte de l’être ? (III 596) Je le répète (le je t’aime) hors toute pertinence ; il sort du langage, il divague, où ? Qui ne sent combien une telle décomposition, conforme pourtant à la théorie linguistique, défigurerait ce qui est jeté dehors d’un seul mouvement ? (III 597) A quel ordre linguistique appartient donc cet être bizarre, cette feinte de langage, trop phrasée pour relever de la pulsion, trop criée pour relever de la phrase ? (III 598) Et, si, je-t-aime, je ne l’interprétais pas ? Si je maintenais la profération en deçà du symptôme ? A vos risques et périls : n’avez-vous dit cent fois l’insupportable du malheur amoureux, la nécessité d’en sortir ? Que devons-nous penser finalement de la souffrance ? Comment devons-nous la penser ? l’évaluer ? La souffrance est-elle forcément du côté du mal ? (III 600) La souffrance d’amour ne relève-t-elle que d’un traitement réactif, dépréciatif (il faut se soumettre à l’interdit) ? Peut-on, renversant l’évaluation, imaginer une vue tragique de la souffrance d’amour, une affirmation tragique du je-t-aime ? Et si l’amour (amoureux) était mis (remis) sous le signe de l’Actif ? (III 601) Qu’est-ce que ça veut dire, «penser à quelqu’un» ? (III 607) L’interlocuteur parfait, l’ami, n’est-il pas alors celui qui construit autour de vous la plus grande résonance possible ? L’amitié ne peut-elle se définir comme un espace d’une sonorité totale ? (III 615) Le suicide d’amour serait-il une humeur un peu poussée ? (III 618) De quoi dépend donc ma lecture ? (III 621) Quoi de plus bête qu’un amoureux ? (III 624) En Werther, est-ce l’amoureux qui pleure ou est-ce le romantique ? Peut-être est-ce une disposition propre au type amoureux, que de se laisser aller à pleurer ? Où l’amoureux prend-il le droit de pleurer, sinon dans un renversement des valeurs, dont le corps est la première cible ? Qui fera l’histoire des larmes ? Dans quelles sociétés, dans quels temps a-t-on pleuré ? Depuis quand les hommes (et non les femmes) ne pleurent-ils plus ? Pourquoi la «sensibilité» est-elle à un certain moment retournée en «sensiblerie» ? (III 627) Problème nietzschéen : comment Histoire et Type se combinent-ils ? N’appartient-il pas au type de formuler - de former - l’inactuel de l’Histoire ? Quel est ce «moi» qui a «les larmes aux yeux» ? Quel est cet autre qui, telle journée, fut «au bord des larmes» ? Qui suis-je, moi qui pleure «toutes les larmes de mon corps» ? ou verse à mon réveil «un torrent de larmes» ? (III 628) Pourquoi ? Mais pourquoi est-ce que tu ne m’aimes pas ? Comment peut-on ne pas aimer ce moi que l’amour rend parfait (qui donne tant, qui rend heureux, etc.) ? Comment fait-tu pour aimer un peu ? Qu’est-ce que cela veut dire, qu’aimer «un peu» ? Ou encore - car je suis nominaliste : pourquoi ne me dis-tu pas que tu m’aimes ? (III 631) Quoi, vais-je délibérer si je dois devenir fou (l’amour serait cette folie que je veux) ? Dès lors, que m’importe l’esthétique de l’image ? (III 635) Toujours visuel, le tableau ? (III 636) Qui pourrait supporter sans souffrir un sens multiple et cependant purifié de tout «bruit» ? (III 645) De quels moyens pourrais-je disposer ? Le silence ? Le raisonnement ? L’analyse de la scène elle-même ? La fuite ? (III 651) Qu’est-ce qu’un héros ? Voit-on un héros qui ne parle pas avant de mourir ? (III 652) Comment appelle-t-on ce sujet-là, qui s’entête dans une «erreur», envers et contre tout le monde, comme s’il avait devant lui l’éternité pour «se tromper» ? (III 655) Combien de fois un même amoureux ne se suicide-t-il pas ? (III 657) Je cherche des signes, mais de quoi ? Quel est l’objet de ma lecture ? Est-ce : suis-je aimé (ne le suis-je plus, le suis-je encore) ? Est-ce mon avenir que j’essaye de lire, déchiffrant dans ce qui est inscrit l’annonce de ce qui va m’arriver, selon un procédé qui tiendrait à la fois de la paléographie et de la mantique ? N’est-ce pas plutôt, tout compte fait, que je reste suspendu à cette question, dont je demande au visage de l’autre, inlassablement, la réponse : qu’est-ce que je vaux ? (III 659) Y a-t-il un point, un seul, sur lequel l’autre pourrait me surprendre ? (III 665) Tel, n’est-ce pas l’ami ? Celui qui peut un moment s’éloigner sans que son image s’abîme ? (III 667) Si je reçois le geste tendre dans le champ de la demande, je suis comblé : ce geste n’est-il pas comme un condensé miraculeux de la présence ? (III 669) Les moitiés (de l’androgyne) sont-elles dos à dos ou face à face ? (III 672) Si tout n’est pas deux, à quoi bon lutter ? Qu’ai-je à faire d’une relation limitée ? (III 673) L’amoureux manque sa castration ? (III 676) Et si le NVS [Non vouloir saisir] était une pensée tactique (enfin une !) ? Si je voulais toujours (quoique secrètement) conquérir l’autre en feignant de renoncer à lui ? Si je m’éloignais pour le saisir plus sûrement ? (III 678)
Textes
Que dire de ce qu’on aime, sinon : je l’aime, et le répéter sans fin ? Mais n’est-il pas surprenant que cette assomption du chant vers son essence, cet acte musical par lequel le chant semble se manifester ici dans sa gloire, advienne précisément sans le concours de l’organe qui fait chanter, à savoir la voix ? (III 694) Quel est donc ce corps qui chante le lied ? Qu’est-ce qui, dans mon corps, à moi qui écoute, chante le lied ? (III 695) Qui l’écoute, ce lied ? (III 696) Pourquoi le lied ? Pourquoi, selon quelle détermination historique et sociale, s’est-il constitué, au siècle dernier, une forme poétique et musicale aussi typique et aussi féconde ? (III 697) Mais peut-être le sourire, ce mode de parler aux autres sans violence et sans pose, peut-être le sourire est-il un art qui se perd ? Ou bien, au contraire, un art d’avenir ? (III 699) Imagine-t-on une enfance à Saint-Just ou à Lénine ? (III 702) Est-ce qu’il n’y aurait pas une sorte d’accord entre l’idéologie optimiste du «progrès» historique et la conception instrumentaliste du langage ? Et à l’inverse, est-ce qu’il n’y aurait pas le même rapport entre toute mise en distance critique de l’Histoire et la subversion du langage intellectuel par l’écriture ? (III 703) Quel est l’objet le plus peint, tout au long de l’histoire humaine ? (III 717) Le village, en France, n’est-il pas toujours un espace contradictoire ? La France, pays de la mesure ? (III 719) La littérature n’est-elle pas une réserve incomparable de savoir ? (III 728) Qu’est-ce que l’écoute, alors, cherche à déchiffrer ? (III 730) Mais si mon regard insiste (de combien de secondes supplémentaires ?, ce serait là un bon problème de sémantique), sa lecture tout d’un coup vacille : si c’était à lui, et non à la marchandise, que je m’intéressais ? Si je sortait du premier code (celui de la tractation) pour entrer dans le second (celui de la complicité) ? (III 740) «Etre marxiste» : que veut dire le verbe «être» dans cette expression ? (III 752) Mais y aura-t-il toujours des avant-gardes ? (III 772) Pourquoi écrit-on un livre, pourquoi d’un séminaire de recherche ai-je tenu à faire une œuvre d’écriture ? (III 794)

1976

January 30th, 2007

Qu’est-ce qu’il y a de Désir dans la lecture ? Y a-t-il des plaisirs différents de lecture ? Y a-t-il une typologie possible de ces plaisirs ?
Toujours la tentation de faire partager un plaisir intime de lecture, mais ce plaisir est d’ordre surtout intellectuel. Il faut le sortir de ce régime-là pour en trouver un de l’ordre du sensible, d’une ellipse dramatique. Comment transposer le temps de la lecture silencieuse et solitaire qui suit le cours singulier d’une pensée au temps de l’écoute partagée qui se distribue selon des attentions différentes ? Donner à entendre Barthes sur cette scène, ce serait donner à voir en mouvement sa pensée. Trouver dans la phrase la charge érotique de la question. Créer une dérive chez le spectateur.

Nicolas Bigards

Textes
Ne dirait-on pas que dans ces efflorescences le sujet cherche sa liberté : de tracer, de rêver, de se souvenir, d’entendre ? Ne nous arrive-t-il pas de rencontrer des fautes d’orthographe particulièrement «heureuses», comme si le scripteur écrivait alors sous la dictée non de la loi scolaire, mais d’un commandement mystérieux qui lui vient de sa propre histoire - peut-être même de son corps ? (III 375) Réformer l’orthographe ? (III 376) Qu’est-ce que lire ? Comment lire ? Pourquoi lire ? (III 377) On ne sait où arrêter la profondeur et la dispersion de la lecture : à la saisie d’un sens ? Quel sens ? Dénoté ? Connoté ? Combien d’hommes sont morts pour un sens ? (III 378) Pourquoi les Français d’aujourd’hui ne désirent-ils pas lire ? Pourquoi, paraît-il, cinquante pour cent d’entre eux ne lisent-ils pas ? (III 379) Qui sait si certaines choses ne se transforment pas, qui sait si certaines choses importantes n’arrivent pas (dans le travail, dans l’histoire du sujet historique) non pas seulement par l’effet des lectures, mais par celui des oublis de lecture : par ce que l’on pourrait appeler les désinvoltures du lire ? (III 380) Qu’est-ce qu’il y a de Désir dans la lecture ? (III 381) Y a-t-il des plaisirs différents de lecture ? Y a-t-il une typologie possible de ces plaisirs ? Il faudrait au reste interroger, à l’inverse, les blocages, les dégoûts de lecture : pourquoi ne continuons-nous pas un livre ? Pourquoi Bouvard, décidant de s’intéresser à la Philosophie de l’Histoire, ne peut-il «achever le célèbre Discours de Bossuet» ? Est-ce la faute de Bouvard ou de Bossuet ? Y a-t-il des mécanismes universels d’attrait ? Y a-t-il une logique érotique de la Narration ? (III 382) Ce plaisir de production est-il élitiste, réservé aux seuls écrivains virtuels ? (III 383) Quelle puissance aurait une œuvre qui écrirait, sur le modèle de la science-fiction, l’utopie générale du Désir ? Qui représenterait réellement un monde où jouir serait possible, et voir mourir impossible ? Où la communauté humaine aurait assez de subtilité et de puissance sur elle-même, et non plus sur la Nature (vieille lanterne), pour faire de la vie intersubjective une trame de «fêtes», et non plus de «scènes» ? (III 386) Le libertin écrit sous la dictée du fantasme ? Il est significatif que ce que la critique moderne (allant sans doute au plus urgent) refoule parfois en Sade, ce soit précisément l’écriture : quoi refouler d’autre ? (III 389) Et pourtant, si tout de même… ? Si tout de même, au plan des affects, il y avait du Sade dans la fascisme (chose banale), et, bien plus, s’il y avait du fascisme dans Sade ? (III 392) Le geste du graveur n’est-il pas en fait le geste même du scripteur ? (III 394) Qui est-ce ? Où ai-je vu cette face, cette dégaine ? Humoriste ? (III 395) Comment une image peut-elle donner des idées ? (III 398) Quoi - ou plutôt qui ? (III 399) Au sens propre, qu’est-ce qu’un «cartoon» ? (III 402) Qu’est-ce qu’une collection, un défilé ? (III 407) Et d’ailleurs qui peut détruire la culture ? (III 411) De quoi est-ce que je me souviens ? Quelle est l’idée générale que j’ai de cette œuvre (de Steinberg)? (III 415) L’écriture n’a-t-elle donc plus d’histoire ? N’avons-nous plus rien à en dire ? (III 423) Mais pourquoi ne chercherions-nous pas - utopiquement - à disposer, selon nos besoins et nos désirs, de deux langues, l’une actuelle et l’autre… autre, comme le voulait Dante, qui naviguait avec beaucoup de jouissance entre le latin et le toscan ? (III 438)

1975

February 1st, 2007


La difficulté : cinq jours de répétition. Quel fil relie tous ces fragments ? Nous n’avons pas le temps de faire l’épreuve du plateau. Trop peu de jours de répétitions. Il faut donc arriver avec une partition quasi définitive dès le premier jour. Comment trouver un régime propre au théâtre pour traiter ces textes où l’écriture est une distance ?

Il faut trouver le principe d’«écriture», le levier, le point archimédique qui engagerait mon basculement du livre vers le plateau. Double difficulté : foisonnement des centres d’intérêt et épuisement dans la question. Le fragment comme dramaturgie à sauts et à gambades, mais à organiser malgré tout, pas aléatoire, sinon cela devient gratuit. Quoi, lorsqu’on met des fragments à la suite, nulle organisation possible ? Que veut dire une suite pure d’interruptions ?
Les plans de l’ébauche d’un roman laissés par Barthes offrent une trame possible. Les thèmes rassemblent un certain nombre de «soucis» barthésiens. Du deuil à l’écriture. Ce roman qu’il n’a jamais pu écrire. Nous avons donc suivi un des plans de la Vita Nova.
Ces moments à la MC, ces moments de lectures, sont aussi l’occasion de travailler autrement, d’essayer des choses, de les tester, d’en montrer des ébauches aux spectateurs.
Cinq jours de répétitions. C’est une lecture, cela devra rester une lecture, sinon on risque le malentendu avec le public. Pourtant, je ne peux me résoudre à une simple lecture avec table et carafe d’eau. J’ai besoin d’espace, que ca s’inscrive dans du «plan», que cela se déploie, s’étende. Chantal me propose une forme «déambulatoire», entre le défilé de mode et l’allée des Antiques Péripatéticiens. Un penseur en bonne santé, c’est un penseur qui marche (Nietzsche). La petite inquiétude du passage à l’oralité, une inconnue : est-ce que la langue de Barthes passe la rampe ? Après le premier effet d’étrangeté, le «très écrit», Jacques et Benoît, même si certaines choses leur ont échappé, sentent malgré tout la force d’une pensée et la beauté d’une langue. L’intuition de la partition trouve enfin un écho dans celle des comédiens. Ils vont, ils ont envie, de défendre les textes. Ca glisse, c’est évident. Je me rends compte cependant de la dimension mélancolique de la partition, et l’humeur s’en ressent. Un ton un peu grave, ou solennel, ou professoral. J’aime ce temps. Les silences de Barthes durant les déjeuners en tête-à-tête avec les amis. Le taiseux. La solitude devant l’œuf mayonnaise au Flore. J’accentue deux régimes différents entre Benoît et Jacques.

Autre difficulté pour moi en ce moment: le blog. Se relire avant de publier? La tentation de reprendre, d’amender, de corriger, de compléter une pensée sommaire, parcellaire.
Ce que j’écris, suis-je sûr de pouvoir le supporter huit jours plus tard, à jeun ? Cette phrase, cette idée (cette idée-phrase) qui me contente quand je la trouve, qui me dit qu’à jeun elle ne m’écoeurera pas ? Comment interroger mon dégoût (le dégoût de mes propres déchets) ? Comment préparer la meilleure lecture de moi-même que je puisse espérer : non pas aimer, mais seulement supporter à jeun ce qui a été écrit ?

S. relisant son journal, le corrige, rectifie des formules, arrange sa pensée. Je m’en étonne : «Alors ce n’est plus toi au moment où tu as écrit cela qu’on lira, mais toi au moment où tu corriges» lui dis-je. Pour elle, le journal intime n’est pas une opération de déchargement, mais une opération qui se rajoute non pas à soi-même, mais au monde. Elle exprime quelque chose en extension à elle-même, dans une autre dimension. Donc, elle a droit de l’améliorer. Ce n’est jamais une intimité, mais une extension, c’est une façon d’être entourée d’extension virtuelle de soi, c’est une vie en plus du «moi», une intimité toujours au-devant-d’elle-même. Ca n’aide pas, mais c’est une liberté, ca ne colle pas à soi, mais ça crée un espace. Entre le «moi» et ce que elle a écrit, elle a créé son espace. Le moi ne préexiste pas à son journal. Ce n’est pas le «moi» qui s’épanche, mais un «ça» qui créé une virtualité du «moi» et qui existe en tant que tel, créant ainsi une simultanéité entre la virtualité du moi et son existence. Ce n’est pas un journal intime au sens narcissique, comme le journal intime de la jeune fille qui se (la) raconte. Chez l’écrivain, il n’y a que le journal qui rend certain du moi, mais on ne devrait pas appeler ça un journal intime, mais peut-être un «journal d’identité».

Nicolas Bigards

Roland Barthes par Roland Barthes
Le mondain, le casanier, la sauvage : n’est-ce pas la tripartition même du désir social ? (III 90) L’écriture n’a-t-elle pas été pendant des siècles la reconnaissance d’une dette, la garantie d’un échange, le seing d’une représentation ? (II 102) L’ennui serait-il donc mon hystérie ? (III 108) D’où vient donc cet air-là ? La Nature ? Le Code ? (III 118) Mais je n’ai jamais ressemblé à cela ! - Comment le savez-vous ? Qu’est-ce que ce «vous» auquel vous ressembleriez ou ne ressembleriez pas ? Où le prendre ? A quel étalon morphologique ou expressif ? Où est votre corps de vérité ? (III 120) Qu’est-elle (la bêtise) ? Peut-être avons-nous envie de nous mettre dans le tableau ? Qu’est-ce qui, dans les pratiques de la jeune fille bourgeoise d’autrefois, excédait sa féminité et sa classe ? Quelle était l’utopie de ces conduites ? (III 134) Sacrifier sa vie langagière au discours politique ? Comment dès lors tolérer sans deuil que le politique rentre lui aussi dans le rang des langages, et tourne au Babil ? (III 135) Beaucoup de textes d’avant-garde (encore impubliés) sont incertains : comment les juger, les retenir, comment leur prédire un avenir, immédiat ou lointain ? Plaisent-ils ? Ennuient-ils ? (III 136) Ne sais-je pas que, dans le champ du sujet, il n’y a pas de référent ? Contemporain de quoi ? (III 137) A quoi m’en tenir sur le désir de l’autre, sur ce que je suis pour lui ? Ne serait-il pas possible de jouir de la culture bourgeoise (déformée), comme d’un exotisme ? (III 140) Pour détruire, en somme, il faut pouvoir sauter. Mais sauter où ? dans quel langage ? Dans quel lieu de la bonne conscience et de la mauvaise foi ? (III 143) Où suis-je parmi les désirs ? Où en suis-je du désir ? (III 144) Un brin de sentimentalité : ne serait-ce pas la dernière des transgressions ? la transgression de la transgression ? (III 145) Qui sait si cette insistance du pluriel n’est pas une manière de nier la dualité sexuelle ? (III 147) Mais ce qui se répète est parfois bon ? Le thème, qui est un bon objet critique, c’est bien quelque chose qui se répète ? (III 149) Par rapport aux systèmes qui l’entourent, qu’est-il ? (III 151) A quoi sert l’utopie ? (III 153) De quel contemporain vouloir copier, non l’œuvre, mais les pratiques, les postures, cette façon de se promener dans le monde, un carnet dans la poche et une phrase dans la tête (tel je voyais Gide circulant de la Russie au Congo, lisant ses classiques et écrivant ses carnet au wagon-restaurant en attendant les plats ; tel je le vis réellement, un jour de 1939, au fond de la brasserie Lutétia, mangeant une poire et lisant un livre) ? La linguistique doit-elle s’occuper du message ou du langage ? C’est-à-dire en l’occurrence de la nappe de sens telle qu’on la tire ? Comment appeler cette linguistique vraie, qui est la linguistique de la connotation ? (III 154) L’écriture me soumet à une exclusion sévère, non seulement parce qu’elle me sépare du langage courant («populaire»), mais plus essentiellement parce qu’elle m’interdit de «m’exprimer» : qui pourrait-elle exprimer ? (III 161) Comment parler de qui, à qui on l’aime ? Comment faire résonner l’affect, sinon à travers des relais si compliqués, qu’il en perdra toute publicité, et donc toute joie ? (III 161) Combien de fois le discours universel n’a-t-il pas employé cette expression : «un ami dévoué» ? (III 163) Pourquoi la science ne se donnerait-elle pas le droit d’avoir des visions ? (Bien souvent, par bonheur, elle le prend.) La science ne pourrait-elle devenir fictionnelle ? Ces grenadiers amoureux, mélancoliques, de quel langage tiraient-ils leur passion (peu conforme à l’image de leur classe et de leur métier) ? Quels livres avaient-ils lus - ou quelle histoire entendue ? Emmêlement du corps et du langage : lequel commence ? (III 164) Comment est-ce que ça marche, quand j’écris ? Qui est plus important, historiquement : Fourier ou Flaubert ? Ecrire par fragments : les fragments sont alors des pierres sur le pourtour du cercle : je m’étale en rond : tout mon petit univers en miettes ; au centre, quoi ? (III 165) Quoi, lorsqu’on met des fragments à la suite, nulle organisation possible ? Que veut dire une suite pure d’interruptions ? Dès lors le but de tout ceci n’est-il pas de se donner le droit d’écrire un «journal» ? Ne suis-je pas fondé à considérer tout ce que j’ai écrit comme un effort clandestin et opiniâtre pour faire réapparaître un jour, librement, le thème du «journal» gidien ? (III 167) La boisson serait-elle une bonne tête de lecture (tête chercheuse d’une vérité du corps) ? Le bon vin n’est-il pas celui dont la saveur se décroche, se dédouble, en sorte que la gorgée accomplie n’ait pas tout à fait le même goût que la gorgée amorcée ? (III 168) Etre gaucher, cela veut dire quoi ? Peut-on - ou du moins pouvait-on autrefois - commencer à écrire sans se prendre pour un autre ? (III 170) Et si je n’avais pas lu Hegel, ni La Princesse de Clèves, ni Les Chats de Lévi-Strauss, ni L’Anti-Å’dipe ? N’avons-nous pas assez de liberté pour recevoir un texte hors de toute lettre ? Où commencent mes devoirs de lecture ? (III 172) Comment faire route avec l’avant-garde et ses parrains, lorsqu’on a le goût irénique de la dérive ? (III 173) Et pourtant (malice fréquente de toute accusation sociale), qu’est-ce qu’une idée pour lui, sinon un empourprement de plaisir ? Et s’il y avait, à titre de perversion seconde, une jouissance de l’idéologie ? (III 174) Cet horizon zoologique (de l’imaginaire) ne donne-t-il pas à l’imaginaire une précellence d’intérêt ? Est-ce que ce n’est pas là, épistémologiquement, une catégorie d’avenir ? (III 175) Qu’est-ce que l’influence ? Il faut donc distinguer les auteurs sur lesquels on écrit et dont l’influence n’est ni extérieure ni antérieure à ce qu’on en dit, et (conception plus classique) les auteurs qu’on lit ; mais ceux-là, qu’est-ce qui me vient d’eux ? (III 176) Ce que j’écris, suis-je sûr de pouvoir le supporter huit jours plus tard, à jeun ? Cette phrase, cette idée (cette idée-phrase) qui me contente quand je la trouve, qui me dit qu’à jeun elle ne m’écoeurera pas ? Comment interroger mon dégoût (le dégoût de mes propres déchets) ? Comment préparer la meilleure lecture de moi-même que je puisse espérer : non pas aimer, mais seulement supporter à jeun ce qui a été écrit ? (III 179) Je t’aime, je t’aime ! Surgit du corps, irrépressible, répété, tout ce paroxysme de la déclaration d’amour ne cache-t-il pas quelque manque ? Quoi ? Condamnés pour toujours au morne retour d’un discours moyen ? N’y a-t-il donc aucune chance pour qu’il existe dans quelque recoin perdu de la logosphère la possibilité d’un pur discours jubilatoire ? A l’une de ses marges extrêmes - tout près, il est vrai, de la mystique -, n’est-il pas concevable que le langage devienne enfin expression première et comme insignifiante d’un comblement ? (III 181) Mais la réponse jubilatoire, si par miracle elle survient, que peut-elle être ? Quel est le goût du comblement ? Ecrivant tel texte, il éprouve un sentiment coupable de jargon, comme s’il ne pouvait sortir d’un discours fou à force d’être particulier : et si toute sa vie, en somme, il s’était trompé de langage ? (III 182) Pourquoi si peut de goût et, si peu d’aptitude pour les langues étrangères ? Le rêve d’une syntaxe pure et le plaisir d’un lexique impur, hétérologique (qui mélange l’origine, la spécialité des mots) ? (III 183) Structuraliste, qui l’est encore ? Comment ce jour-là donner un sens à mon silence, puisque, de toutes manières, je ne peux parler ? (III 184) Puis-je aujourd’hui écrire comme Balzac ? (III 185) Quel droit mon présent a-t-il de parler de mon passé ? Mon présent a-t-il barre sur mon passé ? Quelle «grâce» m’aurait éclairé ? seulement celle du temps qui passe, ou d’une bonne cause, rencontrée sur mon chemin ? Il ne s’agit jamais que de cela : quel est le projet d’écriture qui présentera, non pas la meilleure feinte, mais seulement : une feinte indécidable (ce que dit D. de Hegel) ? Si l’on supprimait l’œdipe et le mariage, que nous resterait-il à raconter ? (III 187) Comment être dispos à volonté ? (III 188) La Doxa est oppressive, on le sait. Mais peut-elle être répressive ? (III 189) Voit-on le prolétaire ou le petit commerçant avoir des migraines ? Pourquoi, à la campagne (dans le Sud-Ouest), ai-je des migraines plus fortes, plus nombreuses ? Qu’est-ce que je refoule ? Mon deuil de la ville ? La reprise de mon passé bayonnais ? L’ennui de l’enfance ? De quel déplacement mes migraines sont-elles la trace ? Mais peut-être que la migraine est une perversion ? Je serais donc dans un rapport malheureux/amoureux avec mon travail ? Une manière de me diviser, de désirer mon travail et d’en avoir peur tout à la fois ? (III 190) N’y a-t-il pas toujours de l’éthique dans le politique ? Ce qui fonde le politique, ordre du réel, science pure du réel social, n’est-ce pas la Valeur ? Au nom de quoi un militant décide-t-il… de militer ? La pratique politique, s’arrachant justement à toute morale et à toute psychologie, n’a-t-elle pas une origine… psychologique et morale ? (III 193) Dans le lexique d’un auteur, ne faut-il pas qu’il y ait toujours un mot-mana, un mot dont la signification ardente, multiforme, insaisissable et comme sacrée, donne l’illusion que par ce mot on peut répondre à tout ? Comment le mot devient t-il valeur ? (III 194) Qui ne sent combien il est naturel, en France, d’être catholique, marié et bien diplômé ? (III 195) Michelet lui a donné l’exemple : quel rapport entre le discours anatomique et la fleur de camélia ? N’y a-t-il pas ne sorte de volupté à faire passer, comme un rêve odorant, dans une analyse de la socio-logique (1962), «la cerise sauvage, la cannelle, la vanille et le Xérès, le thé du Canada, la lavande, la banane» ; à se reposer de la lourdeur d’une démonstration sémantique par la vision des «ailes, queues, cimiers, panaches, cheveux, écharpes, fumées, ballons, traînes, ceintures et voiles dont Erté forme les lettres de son alphabet - ou encore, à insérer dans une revue de sociologie «les pantalons de brocart, les manteaux-tentures, les longues chemises de nuit blanches» dont se vêtent les Hippies ? Ne suffit-il pas de faire passer dans le discours critique un «rond bleuâtre de fumée» pour vous donner le courage, tout simplement… de le recopier ? (III 198) Comment écrire, à travers tous les pièges que me tend l’image collective de l’œuvre ? (III 199) Doit-il décrire sa situation dans un bar de Tanger ? (III 200) Les sciences humaines ne sont-elles pas étymologiques, recherchant l’étymon (origine et vérité) de tout fait ? (III 201) Pourquoi poser au rat des questions d’homme, puisque son «répertoire» est celui d’un rat ? Pourquoi poser à un peintre d’avant-garde des questions de professeur ? (III 202) En somme toutes les couleurs de la Nature ne viennent-elles pas des peintres ? (III 204) Bataille, en somme, me touche peu : qu’ai-je à faire avec le rire, la dévotion, la poésie, la violence ? Qu’ai-je à dire du sacré, de l’«impossible» ? (III 205) Il se souvient à peu près de l’ordre dans lequel il a écrit ces fragments ; mais d’où venait cet ordre ? Au fur et à mesure de quel classement, de quelle suite ? Chaque texte ne peut-il se définir par le nombre des objets disparates (de savoir, de sensualité) qu’il met en scène à l’aide de simples figures de contiguïté (métonymies et asyndètes) ? En ce qui concerne les rites, est-ce si désagréable d’être prêtre ? Quant à la foi, quel sujet humain peut prédire qu’il ne sera pas un jour conforme à son économie de croire - en ceci ou en cela ? C’est pour le langage que ça n’irait pas : le langage-prêtre ? (III 208) Qu’est-ce qui limite la représentation ? Ce qui pèse dans le panier (dans une scène de théâtre), ce n’est pas le linge, c’est le temps, c’est l’histoire, et ce poids-là, comment le représenter ? J’imagine une fiction : celle d’un sujet intellectuel qui déciderait de devenir marxiste et qui aurait à choisir son marxisme : lequel ? de quelle dominance, de quelle marque ? Lénine, Trotski, Luxembourg, Bakounine, Mao, Bordiga, etc. ? (III 213) Le sens ne s’impose-t-il pas de nature à l’acte ? Combien de scènes conjugales ne se rangent-elles pas sous le modèle d’un grand tableau de peinture : La Femme chassée, ou encore La Répudiation ? Comment oublier, portant, que la sémiologie a quelque rapport avec la passion de sens : son apocalypse et/ou son utopie ? (III 217) Que faire si le stéréotype passait à gauche ? Comment saurais-je que le livre est fini ? (III 220) Fin heureuse de la sexualité ? Les Chinois : tous le monde demande (et moi tout le premier) : mais où donc est leur sexualité ? Le matérialisme ne passerait-il pas par une certaine distance sexuelle, la chute mate de la sexualité hors du discours, hors de la science ? (III 221) Je ménage dans mon discours des fuites d’interlocution (ne serait-ce pas, finalement, toujours ce qui se passe lorsque nous utilisons le shifter par excellence, le pronom «je»?). Imagine-t-on la liberté et si l’on peut dire la fluidité amoureuse d’une collectivité qui ne parlerait que par prénoms et par shifters, chacun ne disant jamais que je, demain, là-bas, sans se référer à quoi que se soit de légal, et où le flou de la différence (seule manière d’en respecter la subtilité, la répercussion infinie) serait la valeur la plus précieuse de la langue ? Comment l’édifier (une linguistique de la valeur) en restant soi-même en dehors de la valeur, comment l’édifier «scientifiquement», «linguistiquement» ? (III 222) Pourquoi ne parlerais-je pas de «moi», puisque «moi» n’est plus «soi» ? (III 223) L’esthétique étant l’art de voir les formes se détacher des causes et des buts et constituer un système suffisant de valeurs, quoi de plus contraire à la politique ? (III 224) Mais lui-même ? N’entendait-il jamais sa propre surdité ? De là à se confier à l’écriture : n’est-elle pas ce langage qui a renoncé à produire la dernière réplique, vit et respire de s’en remettre à l’autre pour que lui vous entende ? Cette double amputation ne fait-elle pas de la musique ainsi manipulée un discours oppressif ? (III 226) Comment dois-je faire pour que chacun de ces fragments ne soit jamais qu’un symptôme ? Le propre du réel ne serait-il pas d’être immaîtrisable ? Et le propre du système ne serait-il pas de le maîtriser ? Que peut donc faire, face au réel, celui qui refuse la maîtrise ? (III 226) Combien de temps perdu à faire des programmes ? (III 228) Il avait le regret de ne pouvoir embrasser à la fois toutes les avant-gardes, atteindre toutes les marges, d’être limité, en retrait, trop sage, etc. ; et son regret ne pouvait s’éclairer d’aucune analyse sûre : à quoi résistait-il au juste ? Qu’est-ce qu’il refusait (ou plus superficiellement encore : qu’est-ce qu’il boudait) ici ou là ? Un style ? Une arrogance ? Une violence ? Une imbécillité ? (III 229) La Totalité tout à la fois fait rire et fait peur : comme la violence, ne serait-elle pas toujours grotesque (et récupérable alors seulement dans une esthétique de Carnaval) ? Ce serait donc cela, la Nature, Une absence… du reste ? La Totalité ? (III 232)
Textes
Comment pourrait-il accepter de donner un sens à un livre qui est tout entier refus du sens, qui semble n’avoir été écrit que pour refuser le sens ? Qu’est-ce que le sens d’un livre ? (III 253) L’Idéologique, c’est quoi ? Et l’Imaginaire ? Quoi, pas de vérité ? (III 254) N’y a-t-il pas des musiques hypnotiques ? Comment y entre-t-on (au cinéma) ? (III 256) Que veut dire le «noir» du cinéma (je ne puis jamais, parlant cinéma, m’empêcher de penser «salle», plus que «film») ? Dans ce cube opaque, une lumière : le film, l’écran ? (III 257) L’image filmique (y compris le son) c’est quoi ? Au fond, l’image n’a-t-elle pas, statutairement, tous les caractères de l’idéologique ? Le stéréotype n’est-il pas une image fixe, une citation à laquelle notre langage colle ? N’avons-nous pas au lieu commun un rapport duel : narcissique et maternel ? (III 258) Comment se décoller du miroir ? Par quelque recours au regard (ou à l’écoute) critique du spectateur ; n’est-ce pas cela dont il s’agit dans l’effet brechtien de distanciation ? Y aurait-il, au cinéma même (et en prenant le mot dans son profil étymologique), une jouissance possible de la discrétion ? (III 259) Qu’est-ce donc que cet éloignement, cette discontinuité qui provoque la secousse brechtienne ? Savez-vous ce qu’est une épingle japonaise ? Structuralement, qu’est-ce qu’une secousse ? Comment un discours subvertirait-il ces rapports ? (III 261) Sous l’alibi de l’under-ground, c’est toujours la drogue «en soi» qui est représentée, ses effets, ses méfaits, ses extases, son style, bref ses «attributs», non ses fonctions : permet-elle de lire d’une façon critique quelque configuration prétendument «naturelle» des rapports humains ? Où est la secousse de lecture ? (III 262) En effet d’où viendrait la critique du discours bourgeois, sinon de ce discours lui-même ? (III 263) Comment lutter contre la métonymie ? Comment, au niveau du discours, ramener la somme à ses parties, comment défaire le Nom abusif ? (III 264) Le cigare est un emblème capitaliste, soit ; mais s’il fait plaisir ? Doit-on ne plus le fumer, entrer dans la métonymie de la Faute sociale, refuser de se compromettre dans le Signe ? (III 267) Baudelaire ne faisait-il pas du H la source d’une précision inouïe ? Metz, dont le travail vient de si explicitement de la linguistique, ne nous dit-il pas, à sa manière, que l’erreur de cette science est de nous faire croire que les messages «s’échangent» - toujours l’idéologie de l’Echange- alors que le réel de la parole est précisément de se donner ou de se reprendre, bref de demander ? (III 268) Et si on y allait voir ? Si, tout d’un coup, l’on saisissait la métaphore - dérisoire à force d’être répétée - dans la lumière implacable de la Lettre ? (III 269) L’art ne commence-t-il pas quand on rend les objets intelligents ? (III 272) Qu’importait au fond que Berthe, Régina ou Hector (des personnages d’André Téchiné) dégénèrent corporellement, sous prétexte que la chronologie nous oblige à passer du Front Populaire à la Résistance ? Qu’avons-nous besoin de détruire des langages ? Et la légèreté, cette légèreté-là faite de vigilance et d’allégresse, c’est finalement quoi ? (III 273) Et la langue, elle, peut-elle bruire ? Quelle utopie ? (III 275) Suffit-il de parler tous ensemble pour faire bruire la langue, de la manière rare, empreinte de la jouissance, qu’on vient de dire ? (III 276) N’est-ce pas que Gérard Miller est tout simplement un historien ? (III 277) Ce qui démystifie la chèvre bucolique, n’est-ce pas le chapelet de «crottes de bique» qu’elle égrène en marchant et en mangeant ? Comment le savant aujourd’hui, doit-il parler ? comment peut-il parler ? (III 278) Ces deux puissances (le langage et le gastronomique) n’ont-elles pas le même organe ? Et puis largement le même appareil, producteur ou appréciateur : les joues, le palais, les fosses nasales, dont Brillat-Savarin rappelle le rôle gustatif et qui font le beau chant ? (III 285) N’a-t-il pas cette invention étonnante de classer les mouvements de la langue, lorsqu’elle participe à la manducation, à l’aide de mots étrangement savants ? Double jouissance ? Et la Mort ? Comment vient-elle dans le discours d’un auteur que son sujet et son style désignent comme le modèle même du «bon vivant» ? (III 286) Comment pourrait-il défendre en même temps le naturel rural (lait et fruits) et l’art culinaire qui produit les cailles truffées à la moelle et les pyramides de meringue à la vanille et à la rose ? Quelle idée Brillat-Savarin a-t-il du régime d’amaigrissement ? (III 287) Qu’est-ce que représenter, figurer, projeter, dire ? Qu’est-ce que désirer ? Qu’est-ce que désirer et parler tout en même temps ? Lorsque j’ai l’appétit d’une nourriture, est-ce que je ne m’imagine pas la mangeant ? Est-ce que, dans cette imagination prédictive, il n’y a pas tout le souvenir de nos plaisirs antérieurs ? (III 290) Certes, Werther ne dédaignait pas de se faire cuire des petits pois au beurre, dans sa retraite de Walheim ; mais le voit-on s’intéresser aux vertus aphrodisiaques de la truffe et aux éclairs de désir qui traversent le visage des belles gourmandes ? 1825, l’année de Brillat-Savarin, n’est-elle pas aussi l’année où Schubert compose son quatuor de La Jeune Fille et la mort ? (III 294) Mais le corps connaît-il des contraires ? (III 296) Qu’est-ce que le corps fait, lorsqu’il énonce (musicalement) ? (III 299) Comment dirais-je mon corps autrement qu’en images ? Cela s’inscrit en moi, mais je ne sais où : dans quelle région du corps et du langage ? (III 300) Est-ce que nous décourageons la lecture ? Est-ce qu’au contraire nous l’amoralisons ? (III 310) Est-ce que (la politique) est vraiment une activité, est-ce qu’elle n’est pas seulement un discours ? (III 325) Qui sait comment il faut lire Sade ? (III 328) Pourquoi est-ce qu’on ne dirait pas soi-même ce qu’on pense de ses propres livres ? (III 331) Ce roman (Roland Barthes par Roland Barthes) est-il «vrai» ? Ce que je dis là, est-ce vraiment ce que je pense ? Quel est ce «je» qui pense cela ? Une image ? (III 335) En fait, comment mettre de l’affect et du délicat, au sens où Sade l’entend ? (III 338) Est-il alors encore possible d’apprendre à lire ? Quel est le rôle spécifique de l’école ? (III 342) Comment pénètre-t-on le public ? (III 346) D’ailleurs, qui aurais-je montré ? C’est toujours le même problème : où est-ce que je suis, moi, je ? (III 352) Qu’est-ce que l’on fait avec cette langue presque morte, très singulière qu’est le français écrit ? (III 368) Que vais-je décider d’être ou de paraître ? Sérieux («Je vais lire Marx, Freud, Nietzsche») ? Affairé («Tout ce que je n’au pu lire dans l’année») ? Paradoxal («Rien du tout») ? Ecrivain en vacances («Des romans policiers») ? Subtilement kitsch («Madame de Sévigné») ? Comment échapper à ces images ? (III 370)

1974

March 20th, 2007


- Rencontre barthésienne au Progrès au sujet de l’ajout de citation de Barthes sur Wikipédia. Parmi les participants, Agnès de Cayeux, Stéphanie Cléau, Dominique Quessada, Francis Marmande, Annick Rivoire, Françoise Romand, Jérôme Gautheret, et bien d’autres … Agnès et Stéphanie exposent leur démarche sur Wikipédia, et demandent aux participants de les aider à trouver et à formuler des arguments pour la rencontre avec le modérateur de wikipédia, le “wikipompier”. Il n’était pas question de faire un débat sur wikipédia, ou de dénoncer quoique ce soit.
Francis Marmande nous explique sa mésaventure de chroniqueur à propos de l’un de ces papiers sur wikipédia, “Madame Wikiwiki”, et la bordée d’injures qu’il a reçu en retour. Le sujet est sensible.
Que révèle l’intrusion d’Agnès et de Stéphanie sur wikipédia? Cette encyclopédie se prétend, ou est présentée comme une utopie libertaire, ouverte à tous, un savoir par tous et pour tous, avec un fonctionnement horizontal, ou chacune et chacun est le garant de l’information et du savoir qui est délivré. L’intrusion barthésienne révélera très vite les mécanismes de contrôle et comment finalement le système se reverticalise.
Dominique Quessada soulève assez vite un problème qui est celui de l’intention de départ. Pour lui, nous nous attendions forcément à quelque chose par ce geste, et nous ne devons pas nous étonner du résultat. Il considère que le geste d’Agnès et Stéphanie n’est pas innocent, qu’il est même subversif. Que le dispositif wikipédia n’estt pas de laisser faire. Que le propre de l’encyclopédie n’est pas d’accueillir ce genre de geste subversif, mais de diffuser un savoir. De fait, Agnès et Stéphanie se retrouvent dans une posture non voulue, non décisionnelle au départ qui est celle de la “terroriste sans emploi et sans volonté”.
Pourtant, le geste d’Agnès et Stéphanie n’avait rien d’agressif. C’est plus une démarche “questionneuse”, et par là, critique, qu’elles ont empruntée.

Textes
Le critique (s’il existe encore) n’est-il pas celui qui met en rapport des textes éloignés ? (III 17) Qu’est-ce donc m’a pris d’en faire (la figue) un fruit tentateur, un fruit immoral, un fruit philosophique ? A moins que derrière la figue il n’y eût, tapi, le Sexe, Fica ? (III 18) S’agit-il d’un lieu réel (le séminaire) ou d’un lieu fictif ? Impose-t-elle de reconnaître des niveaux, une hiérarchie ? Mais le Texte ? Possède-t-on plus ou moins bien la langue du Texte ? Où est la relation transférentielle ? (III 21) La différence, ça veut dire quoi ? (III 22) Sait-on à quoi remonte, par la voie étymologique, le mot «étourdi» ? (III 24) Comment passer la main ? Comment esquiver la maîtrise ? Cette question dépend d’un autre : quelle est, au fait, ma place dans notre séminaire ? Professeur ? Technicien ? Guru ? (III 26) Enseigner n’est-ce pas, toujours, répéter ? (III 27) La musique n’est-elle pas un art du silence intelligent ? (III 31) Alors, la Chine ? On part pour la Chine, muni de mille questions pressantes et, semble-t-il, naturelles : qu’en est-il, là-bas, de la sexualité, de la femme, de la famille, de la moralité ? Qu’en est-il des sciences humaines, de la linguistique, de la psychiatrie ? On s’interroge alors soi-même : et si ces objets, dont nous voulons à tous prix faire des questions (le sexe, le sujet, le langage, la science) n’étaient que des particularités historiques et géographiques, des idiotismes de civilisation ? (III 32) Ai-je parlé de fadeur ? La paix (à quoi l’onomastique chinoise fait si souvent référence) n’est-elle pas cette région, pour nous utopique, où la guerre des sens s’abolie ? (III 33) Le sujet humain ne peut-il cependant avoir un autre désir : celui de suspendre son énonciation, sans, pour autant, l’abolir ? N’est-ce pas finalement une piètre idée du politique, que de penser qu’il ne peut advenir au langage que sous la forme d’un discours directement politique ? (III 35) Qu’est-ce que donc que le texte ? (III 38) Comment ces trois expériences sémiologiques, l’espoir, la Science, le Texte, sont-elle présentes en moi aujourd’hui ? (III 39) Si ce n’était pas ce sujet-là qui était contradictoire, mais la Modernité elle-même ? La censure évidente que l’avant-garde impose à Michelet se retournerait alors contre elle au titre d’une illusion, d’une fantasmagorie négative qu’il faut expliquer : l’Histoire - dont fait partie la Modernité - peut être injuste, dirais-je parfois imbécile ? (III 42) Comment pourrions-nous dire (sans craindre le néologisme) ? La Métabologie ? Le sursaut de Michelet dans son siècle, siècle qu’il jugeait en quelque sorte «éteint», c’est d’avoir obstinément brandi la Valeur comme une sorte de flamme apocalyptique, car l’idée la plus moderne - idée qu’il partage précisément avec Nietzsche et Bataille -, c’est que nous sommes dans la fin de l’Histoire, et, cela, quelle avant-garde oserait encore le reprendre à son compte ? Qu’est-ce qui se répète dans un langage ? (III 42) La littérature, cependant, peut-elle être autre chose que très indirectement lucide ? (III 46) N’a-t-il pas (Léon Bloy) vu dans Sade «une famine enragée d’absolu», préfigurant ainsi d’un mot, unique sans doute à son époque, toute la théologie inversée dont Sade a été l’objet depuis ? (III 47) N’est-ce pas la «toilette du mort» que nous venons suivre ? Cette inscription, comment la payons-nous ? Qu’est-ce que nous lâchons ? Qu’est-ce que nous gagnons ? (III 48) Si on prend par exemple un roman de type assez traditionnel - par exemple un roman de Balzac -, en quoi ce roman participe-t-il à une certaine socialité ? (III 58) Dans le roman, y a-t-il des novations ? Des mutations ? Qu’est-ce que le «populaire» ? Si je voulais faire de la critique : qu’est-ce que serait la critique populaire ? De la critique petite-bourgeoise ? (III 63) Comment est-il possible d’imaginer l’engagement dans le problème du monde, d’une part, et d’autre part une activité qui paraît effectivement gratuite, désengagée, de pur plaisir ? (III 64) Pourquoi n’avons-nous pas, actuellement, à côté des textes limites, des textes d’expérience, une littérature proprement réaliste, qui dépeindrait d’une façon critique, démystifiante, la société dans laquelle nous sommes et dont nous le voulons pas ? (III 65) Pourquoi n’y aurait-il pas, dans l’avant-garde comme ailleurs, un énorme déchet ? Que reste-il déjà des formes de l’ancienne littérature ? (III 72) Que vaudrait et que deviendrait une société qui renoncerait à se distancer ? Et comment se regarder autrement qu’en se parlant ? (III 76)

1973

March 22nd, 2007


- Séance de travail avec Chantal de la Coste, la scénographe, pour la préparation de la deuxième lecture Barthes le questionneur. Nous devons faire une proposition qui permette une écoute particulière. Barthes passe mal la rampe. L’espace traditionnel, frontal, ne lui convient guère. L’écoute devient fixe et exclusive, crispée sur des objets intellectuels. Ne vous est-il arrivé, lisant un livre, de vous arrêter sans cesse votre lecture, non par désintérêt, mais au contraire par afflux d’idées, d’excitations, d’associations ? En un mot, ne vous est-il pas arrivé de lire en levant la tête ?. La réponse se trouve dans une des questions de Barthes.
Mais quel espace ? Pas d’évidence pour l’instant. Nous devons essayer autre chose. Comment répondre à l’écriture en fragment, à l’écriture « douce » ? Peut-être de manière très analogique, par un espace en fragment. Les spectateurs iraient d’un espace à l’autre, d’espace clos en espace clos. Une déambulation? Il faut casser le discours au long court, ce que nous avions sur le Barthes I. Les fragments disposés ainsi les uns après les autres finissaient par produire un discours linéaire. Ils leur faut une disposition adéquate, pour qu’il y ait du jeu entre eux. Les fragments chez Barthes travaillent entre eux, c’est-à-dire à la fois “entre soi”, mais aussi de l’un à l’autre. Ils sont à la fois fermés (plein d’un sens qui se suffit à lui-même) et ouverts. Nous devons créer des espaces à la fois clos et ouvert, mettre les espaces clos en rapport entre eux. Un espace accoustique. C’est par le son que cela doit passer. Peut-être travailler sur une disjonction du regard et de l’écoute pour retrouver de l’interruption et du court-circuit. Ne pas donner à « voir » le texte tout de suite, juste à entendre. Ménager un état. Parole de l’intime, une voix intérieure. Il faut que ça « moire » pour reprendre une expression de Barthes. Il faut que l’on puisse donner à voir sans montrer, que le décor “bâille” pour laisser deviner un corps, un geste, une action. L’endroit le plus érotique d’un corps n’est-il pas là où le vêtement bâille ?

Nicolas Bigards

Le plaisir du texte
Qui supporte sans honte la contradiction ? (II 1495) Ecrire dans le plaisir m’assure-t-il - moi, écrivain - du plaisir de mon lecteur ? (II 1496) L’endroit le plus érotique d’un corps n’est-il pas là où le vêtement bâille ? Et pourtant, c’est le rythme même de ce qu’on lit et de ce qu’on ne lit pas qui fait le plaisir des grands récits : a-t-on jamais lu Proust, Balzac, Guerre et paix, mot à mot ? (II 1499) Comment prendre plaisir à un plaisir rapporté (ennui des récits de rêves, de parties) ? Comment lire la critique ? (II 1502) Le plaisir n’est-il qu’une petite jouissance ? La jouissance n’est-elle qu’un plaisir extrême ? Le plaisir n’est-il qu’une jouissance affaiblie, acceptée - et déviée à travers un échelonnement de conciliation ? La jouissance n’est-elle pas qu’un plaisir brutal, immédiat (sans médiation) ? (II 1504) L’artiste ne doit-il pas, selon le précepte sinistre de Debussy, «chercher humblement à faire plaisir» ? A gauche, on oppose la connaissance, la méthode, l’engagement, le combat, à la «simple délectation» et pourtant : si la connaissance elle-même était délicieuse ? (II 1505) Pourquoi, dans un texte, tout ce faste verbal ? Le luxe du langage fait-il partie des richesses excédentaires, de la dépense inutile, de la perte inconditionnelle ? Une grande œuvre de plaisir (celle de Proust, par exemple) participe-t-elle de la même économie que les pyramides d’Egypte ? L’écrivain est-il aujourd’hui le substitut résiduel du Mendiant, du Moine, du Bonze : improductif et cependant alimenté ? Analogue à la Sangha bouddhique, la communauté littéraire, quel que soit l’alibi qu’elle se donne, est-elle entretenue par la société mercantile, non pour ce que l’écrivain produit (il ne produit rien) mais pour ce qu’il brûle ? Excédentaire, mais nullement inutile ? L’émotion : pourquoi serait-elle antipathique à la jouissance (je la voyais à tort tout entière du côté de la sentimentalité, de l’illusion morale) ? (II 1506) L’amour-passion comme jouissance ? La jouissance comme sagesse (lorsqu’elle parvient à se comprendre elle-même hors de ses propres préjugés) ? (II 1507) Et moi, et moi, qu’est-ce que je fais dans tout ça ? Comment un texte, qui est du langage, peut-il être hors des langages ? Comment extérioriser (mettre à l’extérieur) les parlers du monde, sans se réfugier dans un dernier parler à partir duquel les autres seraient simplement rapportés, récités ? Comment le texte peut-il «se tirer» de la guerre des fictions, des sociolectes ? (II 1509) Cette distorsion est banale ? On peut trouver plutôt stupéfiante l’habilitée ménagère avec laquelle le sujet se partage, divisant sa lecture, résistant à la contagion du jugement, à la métonymie du contentement : serait-ce que le plaisir rend objectif ? (II 1510) Je m’intéresse au langage parce qu’il me blesse ou me séduit. C’est là peut-être, une érotique de classe ? Mais quelle classe ? La bourgeoise ? La populaire ? Délices de caste, mandarinat ? (II 1513) Comment donc installer la carence de toute valeur supérieure ? L’ironie ? La violence ? La jouissance ? (II 1517) S’il n’y a plus de Père, à quoi bon raconter des histoires ? Tous récit ne se ramène-t-il pas à l’Å’dipe ? Raconter, n’est-ce pas toujours chercher son origine, dire ses démêlés avec la Loi, entrer dans la dialectique de l’attendrissement et de la haine ? (1518) Qui pourrait dire : «J’écris pour ne pas avoir peur» ? Qui pourrait écrire la peur (ce qui ne voudrait pas dire la raconter) ? (II 1519) Le plaisir de la phrase est très culturel. A moins que, pour certains pervers, la phrase ne soit un corps ? (II 1520) Pourquoi, dans des œuvres historiques, romanesques, biographiques, y a-t-il (pour certains dont je suis) un plaisir à voir représenter le «vie quotidienne» d’une époque, d’un personnage ? Pourquoi cette curiosité des menus détails : horaires, habitudes, repas, logements, vêtements, etc. ? Est-ce le goût fantasmatique de la «réalité» (la matérialité même du «cela a été») ? Et n’est-ce pas le fantasme lui-même qui appelle de «détail», la scène minuscule, privée, dans laquelle je puis facilement prendre place ? Y aurait-il en somme de «petits hystériques» (ces lecteurs-là), qui tireraient jouissance d’un singulier théâtre : non celui de la grandeur, mais celui de la médiocrité (ne peut-il y avoir des rêves, des fantasmes de médiocrité ?) (II 1521) Quel rapport peut-il y avoir entre le plaisir du texte et les institutions du texte ? (II 1525) Qu’est-ce que la signifiance ? (II 1526) Le matérialisme radical auquel tend cette théorie, est-il concevable sans la pensée du plaisir, de la jouissance ? Les rares matérialistes du passé, chacun à sa manière, Epicure, Diderot, Sade, Fourier, n’ont-ils pas tous été des eudémonistes déclarés ? (II 1527)
Textes
La paléographie s’arrête au XVI siècle et cependant comment ne pas imaginer que toute une sociologie historique, toute une image des rapports que l’homme classique entretenait avec son corps, ses lois, ses origines, ne sortirait pas de cette «néographie» qui n’existe pas ? Cet «oubli» a-t-il quelque rapport avec ce qu’on appelle communément l’idéologie bourgeoise ? (II 1540) A quelles fins, à partir de quelles circonstances, de quels besoins, a-t-on «inventé» l’écriture ? S’il s’agit de «communiquer» - et bien entendu le plus clairement et le plus rapidement possible -, comment expliquer que certains peuples (les Sumériens, les Akkadiens) aient inventé des écritures «abstraites, difficile» (le cunéiforme), alors que le pictogramme, réputé antérieur, était si «clair» ? (II 1541) L’écriture, expression de la personnalité ? Vraiment ? (II 1545) Que savons nous de l’écriture ? En somme, il faut bien le dire, le savoir scriptural oscille entre un scientisme étroit et une métaphysique débile. Serait-ce donc que ce savoir est difficile ? peut-être même problématique ? affronté à des résistances, à des censures ? (II 1546) La question que l’on doit toujours poser au langage est celle-ci : comment le langage (telle ou telle langue) découpe-t-il la réalité ? Qu’est-ce que, de cette réalité, il découpe ? (II 1550) Pourquoi les Sumériens auraient-ils écrit ce qui faisait la substance même de leur vie quotidienne et qu’ils connaissaient en quelque sorte par cœur ? Qu’est-ce que le récit ? (II 1551) Aujourd’hui encore, malgré l’instruction obligatoire, qui peut nier que l’écriture manuscrite ne soit un indice de classe ? (II 1557) Que puis-je lire de moi-même ? Ne suis-je pas cela même qui échappe à ma propre lecture ? Qu’est-ce que je puis connaître de mon corps ? Que puis-je connaître de mon écriture ? (II 1562) Toute saute de couleur est particulièrement incongrue : imagine-t-on des missives jaunes ou roses, voie grises ? des livres en brun-rouge, en vert forêt, en bleu indien ? Et pourtant : qui sait si le sens des mots n’en serait pas changé ? (II 1563) Cette lecture, où vais-je, où puis-je l’arrêter ? Certes, je vois bien de quel espace mon œil part ; mais vers quoi ? Sur quel autre espace accommode-t-il ? Va-t-il derrière le papier ? Quels sont les plans que toute lecture découvre ? Comment est construite la cosmogonie que ce simple regard postule ? (II 1564) Une autre histoire, peut-être plus instructive, suivrait, non l’évolution des tracés, mais la mutation des instruments : in-scription ou de-scription ? (II 1565) Ces Anciens, comment écrivaient-ils ? Voyez-vous Euripide écrire ses tragédies ? (II 1566) Qui saura explorer l’incroyable promotion dont les Grecs ont gratifié la voyelle ? Adaptation «raisonnable» ? (II 1571)
Le discours purement prédicatif, n’est pas précisément celui du délire paranoïaque ? Qu’est-ce qu’un fait ? Faut-il rappeler que la critique des relations est beaucoup plus subversive que celle des notions ? (II 1576) Dès lors que l’Histoire se structuralise, ne se rapproche-t-elle pas de la philosophie actuelle du langage ? (II 1577) Nous savons peut-être - du moins mieux aujourd’hui qu’hier - ce qu’est la science historique, mais le discours de l’Histoire ? (II 1578) Le mot «Liberté» est usé (à force d’avoir été employé par des imposteurs) ? Peut-être ce problème, venu du vieux Michelet, est-il celui de demain ? (II 1583) Qu’est-ce que la valeur ? (II 1586) L’arbitrage du signe ne risque-t-il pas d’introduire à chaque instant dans la langue le Temps, La Mort, l’Anarchie ? (II 1587) Où donc existe-t-il des pratiques sans livres ? (II 1588) Le tableau (puisqu’il surgit d’un découpage) est-il un objet fétiche ? (II 1592) Qu’est-ce qu’un gestus social (la critique réactionnaire a-t-elle assez ironisé sur cette notion brechtienne, l’une des plus intelligentes et des plus claires que la réflexion dramaturgique ait jamais produites !) ? (II 1593) Jusqu’où peut-on trouver des gestus sociaux ? Dans le tableau (la scène, le plan), que fait l’acteur ? (II 1594) Le tableau a-t-il un «sujet» (anglais : topic) ? Combien de films, aujourd’hui, «sur» la drogue, dont la drogue est le «sujet» ? Le sujet est une fausse découpe : pourquoi ce sujet plutôt qu’un autre ? (II 1595) Dans une société qui n’a pas encore trouvé son repos, comment l’art pourrait-il cesser d’être métaphysique, c’est-à-dire : signifiant, lisible, représentatif ? Fétichiste ? A quand la musique, le Texte ? (II 1596) Ne sommes nous pas superbement persuadés que notre alphabet est le meilleur ? le plus rationnel, le plus efficace ? Nos savants les plus rigoureux ne soutiennent-ils pas comme «allant de soi» que l’invention de l’alphabet consonantique (de type syrien), puis celle de l’alphabet vocalique (de type grec) furent des progrès réversibles, des conquêtes de la raison et de l’économie sur le gâchis baroque des systèmes idéographiques ? (II 1598) Notre culture est-elle divisée ? (II 1599) Si Flaubert, bourgeois, parle le langage de la bourgeoisie, on ne sait jamais à partir de quel lieu cette énonciation s’opère : un lieu critique ? Distant ? «Empoissé» ? A la vérité, le langage de Flaubert est utopique et c’est ce qui en fait la modernité : ne sommes-nous pas en train d’apprendre (de la linguistique, de la psychanalyse), précisément, que le langage est un lieu sans extérieur ? (II 1601) Comment la science (sociolinguistique) voit-elle la division des langages ? (II 1602) Face à la division des langages, disposons-nous d’une tentative de description scientifique ? La linguistique (et non plus la sociologie) a-t-elle fait mieux ? (II 1603) Que pensent le marxisme, ou le freudisme, ou le structuralisme, ou la science (celle des sciences dites humaines) - pour autant que chacun de ces langages de groupe constitue un sociolecte acratique (paradoxal) -, que pensent-ils de leur propre discours ? Mais comment un sociolecte agit-il au-dehors ? (II 1607) Mais l’histoire, selon la belle métaphore de Vico, ne procède-t-elle pas en spirale ? Ne devons-nous pas reprendre (ce qui ne veut pas dire répéter) les anciennes images pour leur donner des contenus nouveaux ? (II 1609) La classe des prêtres n’a-t-elle pas été très longtemps la propriétaire et la technicienne des formules, c’est-à-dire du langage ? Qu’est-ce qu’un système fort ? A quoi tient la force de combat, le pouvoir de domination d’un système discursif, d’une Fiction ? (II 1611) La grammaire elle-même ne décrit-elle pas la phrase en terme de pouvoir, de hiérarchie : sujet, subordonnée, complément, rection, etc. ? (II 1612) Le «commencement» est une idée de rhéteur : de quelle manière commence un discours ? Bataille pose la question du commencement là où on ne l’avait jamais posée : où commence le corps humain ? (II 1616) Comment faire parler le corps ? Avez-vous jamais vu une métaphore dans une étude de sociologie ou dans un article du Monde ? (II 1618) Quoi et qui ? Le savoir dit de toute chose : «Qu’est-ce que c’est ?», Qu’est-ce que c’est que le gros orteil ? Qu’est-ce que c’est ce texte ? Qui est Bataille ? Mais la valeur, selon le mot d’ordre nietzschéen, prolonge la question : qu’est-ce que c’est pour moi ? Le texte de Bataille répond d’une façon nietzschéenne à la question : qu’est-ce que le gros orteil, pour moi, Bataille ? Et par déplacement : qu’est-ce que ce texte, pour moi, qui le lis ? (II 1620) Pourquoi ne pas concevoir (un jour) une «linguistique» de la valeur - non plus au sens saussurien (valant-pour, élément d’un système d’échange), mais au sens quasi moral, guerrier - ou encore érotique ? (II 1622) (Chez Réquichot) N’est-ce pas le magma interne du corps qui est placé là, au bout de notre regard, comme un champ profond ? Une pensée funèbre et baroque ne règle-t-elle pas l’exposition du corps antérieur, celui d’avant le miroir ? Les Reliquaires ne sont-il pas des ventres ouverts, des tombes profanées («Ce qui nous touche de très près ne peut devenir public sans profanation») ? (II 1623) Qu’est-ce que le déchet ? (II 1629) D’où viennent les lettres ? (II 1630) Le langage n’est-il pas ce qui nous est légué par un ordre antérieur ? A la matière même du signifiant, Réquichot ôte toute origine : ces «accidents» (dont sont tissées certains de ces collages) sont quoi ? Comment le peintre sait-il que l’œuvre est finie ? Qu’il doit s’arrêter, lâcher l’objet, passer à une autre œuvre ? (II 1636) Dépasser quoi ? Faut-il replacer Réquichot dans l’histoire de la peinture ? (II 1638) D’où vient que si on l’applique à Réquichot (le mot artiste), il perd son relent romantique et bourgeois ? (II 1639) Toute l’esthétique (mais c’est par là en détruire l’idée même) se ramène à cette question : à quelle conditions, l’œuvre, le texte, trouvent-ils preneur ? Aux enchères de l’art, qui prendra Réquichot ? Parler de la peinture ? (II 1640) Pour ébranler la loi de la signature, il n’est peut-être pas besoin de la supprimer, d’imaginer un art anonyme ; il suffit de déplacer son objet : qui signe quoi ? Où s’arrête ma signature ? A quel support ? A la toile (comme dans la peinture classique) ? A l’objet (comme dans le ready made) ? A l’événement (comme dans le happening) ? Pourquoi, pensait Réquichot, ne pourrait-je signer, au-delà de ma toile, la feuille boueuse qui m’a ému, ou même le sentier où je l’ai vue collée ? Pourquoi ne pas mettre mon nom sur les montagnes, les vaches, les robinets, les cheminées d’usine (Faustus) ? (II 1642) Y a-t-il un rapport du titre au texte et de quel type : rapport de résumé, d’inclusion ? (II 1643) Qui ne serait touché par un texte dont la mort est le «sujet» déclaré ? (II 1656) Qu’est-ce qu’un texte, pour l’opinion courante ? (II 1677) La linguistique s’arrête à la phrase et donne bien des unités qui la composent (syntagmes, monèmes, phonèmes) ; mais au-delà de la phrase ? Quelles sont les unités structurales du discours (si l’on renonce aux divisions normatives de la rhétorique classique) ? (II 1679) Qu’est ce qu’une pratique signifiante ? (II 1680) Le texte travaille quoi ? (II 1681) Pourquoi dire alors «plaisir du texte», et non «jouissance du texte» ? (II 1695) Erotique de la lecture ? (II 1697) Comment une voix peut-elle signifier, indépendamment de ce qu’elle dit ? (II 1714)

1972

April 2nd, 2007

- Les chroniques de Roland Barthes parues dans Le Nouvel Obs entre 78 et 79 fonctionnent très bien pour les ateliers d’écriture que j’anime dans le cadre de ce projet. Elles ont donné un élan inattendu aux participants, où chacun s’est senti concerné, car ils doivent partir de leur expérience, de leur point de vue pour écrire. Barthes l’ayant fait lui-même, ces « petits riens » prennent alors une certaine valeur à leurs yeux, celle-là même de leur regard. D’autre part, les chroniques sont moins intimidantes que les Mythologies, qui, bien que travaillant sur des « objets » apparemment quotidiens, n’en sont pas moins de redoutables machines rhétoriques et idéologiques. La forme même de la chronique, brève et percutante, permet aux participants de les imiter facilement et de livrer une série de petits textes eux-mêmes très percutants sur leur quotidien ( « La journée de la femme. A quand la « journée de l’homme » ou de « l’animal de compagnie »). La formation particulière de ces “petits mondes” leur permet d’appréhender plus facilement leur environnement immédiat et d’en tirer des instantanés de vie très parlants sur aujourd’hui. Le résultat est tangible.

Nicolas Bigards

Nouveaux essais critiques
Y a-t-il des maximes formellement libres, comme on dit : des vers libres ? (II 1335) Quels sont ces blocs internes qui supportent l’architecture de la maxime ? (II 1336) Les termes et la relation de la maxime une fois décrits, a-t-on épuisé sa forme ? (II 1340) Quels sont ces realia qui composent l’homme ? (II 1342) Comment lire l’homme ? (II 1343) Comment l’homme peut-il être à la fois inactif et passionné ? (II 1344) Débarrassant l’homme de ses masques, comment, où s’arrêter ? (II 1345) Comment cette aristocratie désabusée aurait-elle pu se retourner contre son activité même, puisque cette activité n’était pas de travail mais d’oisiveté ? (II 1346) Grandet eût-il pu être avare (littérairement parlant), sans ses bouts de chandelles, ses morceaux de sucre et son crucifix d’or ? (II 1348) Quel rapport entre ces épreuves de force et la fragile efflorescence de l’anémone ou de la renoncule ? (II 1354) Voyez l’étonnante image de l’homme réduit à son réseau de veines ; l’audace anatomique rejoint ici la grande interrogation poétique et philosophique : Qu’est-ce que c’est ? Quel nom donner ? Comment donner un nom ? (II 1355) La poésie n’est-elle pas un certain pouvoir de disproportion, comme Baudelaire l’a si bien vu en décrivant les effets de réduction et de précision du hachisch ? (II 1356) Quoi de plus délicieusement casanier que le potager, avec ses murs clos, ses espaliers au soleil ? Quoi de plus heureux, quoi de plus sage que le pêcheur à la ligne, le tailleur assis à sa fenêtre, les vendeuses de plume, l’enfant qui leur parle ? (II 1357) Veut-on montrer comment sont fondues les statues équestres ? Quelle déraison pourrait atteindre cette limite (sans parler de la démystification violente qui réduit Louis XIV guerrier à cette poupée monstrueuse) ? (II 1358) Personne a-t-il jamais lu la Vie de Rancé comme elle fut écrite, du moins explicitement, c’est-à-dire comme une œuvre de pénitence et d’édification ? Que peut dire aujourd’hui à un homme incroyant, dressé par son siècle à ne pas céder au prestige des «phrases», cette vie d’un trappiste du temps de Louis XIV écrite par un romantique ? Comment l’œuvre pieuse d’un vieillard rhéteur, écrite sur la commande insistante de son confesseur, surgie de ce romantisme français avec lequel notre modernité se sent peu d’affinité, comment cette œuvre peut-elle nous concerner, nous étonner, nous combler ? On arrive peu à peu à expliquer une œuvre par son temps ou par son projet, c’est-à-dire à justifier le scandale de son apparition ; mais comment réduire celui de sa survie ? A quoi donc la Vie de Rancé peut-elle nous convertir, nous qui avons lu Marx, Nietzsche, Freud, Sartre, Genet ou Blanchot ? (II 1359) A quoi donc sert-elle (la littérature) ? A quoi sert de dire chat jaune au lieu de chat perdu ? d’appeler la vieillesse voyageuse de nuit ? de parler des palissades d’orangers de Valence à propos de Retz ? A quoi sert la tête coupée de la duchesse de Montbazon ? Pourquoi transformer l’humilité de Rancé (d’ailleurs douteuse) en un spectacle doué de toute l’ostentation du style (style d’être du personnage, style verbal de l’écrivain) ? Y a-t-il d’autres sentiments que nommés ? Par rapport à la difficulté d’être, dont elle est une observation continuelle, la Vie de Rancé est une œuvre souverainement ironique (eironeia veut dire interrogation) ; on pourrait la définir comme une schizophrénie naissante, formée prudemment en quantité homéopathique : n’est-elle pas un certain «détachement» appliqué par l’excès des mots (toute écriture est emphatique) à la manie poisseuse de souffrir ? (II 1367) Quel meilleur témoignage de fascination et de démystification que le pastiche ? (II 1369) Quel est donc l’accident, non point biographique, mais créateur, qui rassemble une œuvre déjà conçue, essayée, mais non point écrite ? Quel est le ciment nouveau qui va donner la grande unité syntagmatique à tant d’unités discontinues, éparses ? Qu’est-ce qui permet à Proust d’énoncer son œuvre ? En un mot ; qu’est-ce que l’écrivain trouve, symétrique aux réminiscences que le narrateur avait explorées et exploitées lors de la matinée Guermantes ? (II 1370) De quand datent et d’où viennent nos «cinq sens» ? (II 1374) Par où commencer ? (II 1384) Qu’y ferait-on, cependant, de ce roman (Dominique de Fromentin) où l’on ne mange ni ne fait jamais l’amour ? (II 1392) Le corps est-il donc absent de ce roman à la fois social et moral (deux raisons pour l’expulser) ? Quoi de plus charnel que de se mettre à genoux devant la femme aimée (c’est-à-dire se coucher à ses pieds et pour ainsi dire sous elle) ? N’est-il pas (Dominique) amoureux de la première personne qu’il rencontre lors de sa folle promenade, c’est-à-dire en état de crise (ayant bu le philtre), tout comme dans un conte populaire ? (II 1396) Ne consiste-il pas à irréaliser le référent et, si l’on peut dire, à formaliser à l’extrême le psychologisme (ce qui aurait bien pu, avec un peu d’audace, dépsychologiser le roman) ? (II 1399) «Je vous en supplie, dit Augustin à son élève, ne croyez jamais ceux qui vous diront que le raisonnable est l’ennemi du beau, parce qu’il est inséparable ami de la justice et de la vérité» : ce genre de phrase est à peu près inintelligible aujourd’hui ; ou, si l’on préfère donner à notre étonnement une forme plus culturelle : qui pourrait l’entendre, après avoir lu Marx, Freud, Nietzsche, Mallarmé ? (II 1400) De qui est l’histoire ? De qui est-ce l’histoire ? De quel sujet ? Qu’est-ce qui se passe ? Est-ce vraiment cela, Aziyadé ? (II 1402) Mais alors, Aziyadé ? Est-ce vraiment elle, n’est-ce pas plutôt Stamboul (c’est-à-dire la «pâle débauche»), que Loti veut finalement choisir contre le Deerhound, l’Angleterre, la politique des grandes puissances, la sœur, les amis, la vielle mère, le lord et la lady qui jouent tout Beethoven dans le salon d’une pension de famille ? (II 1406) Quelle est donc la personne que le lieutenant Loti se souhaite à lui-même ? (II 1407) Mais où est l’Orient ? Cent ans plus tard, c’est-à-dire de nos jours, quel eût été le fantasme oriental du lieutenant Loti ? (II 1408) N’étaient ses alibis (une bonne philosophie désenchantée et Aziyadé elle-même), ce roman pourrait être très moderne : ne met-il pas en forme une contestation très paresseuse, que l’on retrouve aujourd’hui dans le mouvement hippy ? (II 1409) Y a-t-il image plus voluptueuse que celle de ce lit en dérive ? (II 1410) Ai-je bien dit - et cependant sans forcer - que ce roman vieillot - qui est à peine un roman - a quelque chose de moderne ? Et l’histoire elle-même, où est-elle ? Est-ce l’histoire d’un amour malheureux ? L’odyssée d’une âme expatriée, le récit feutré, allusif, d’une débauche à l’orientale ? (II 1411)
Textes
La «phrase» - en soi - ne serait-elle pas un savoir - le Savoir ? Et qu’est-ce qu’aujourd’hui le latin ? Quel parfum ? d’Eglise ? de Version ? de Médaille ? de Ruine ? En un mot : d’Origine ? (II 1432) Lorsqu’il se place devant l’œuvre littéraire, le poéticien ne se demande pas : qu’est-ce que cela veut dire ? D’où est-ce que ça vient ? A quoi est-ce que ça se rattache ? Mais, plus simplement et plus difficilement : comment est-ce que c’est fait ? (II 1433) Est-ce que nous sommes condamnés à l’adjectif ? (II 1436) Est-ce que nous sommes acculés à ce dilemme : le prédicable ou l’ineffable ? (II 1437) Est-ce que j’entends des voix dans la voix ? - Mais n’est-ce pas la vérité de la voix que d’être hallucinée ? L’espace entier de la voix n’est-il pas un espace infini ? (II 1439) Le symptôme, qu’est-ce, d’un point de vue sémiotique ? (II 1458) D’abord une question : existe-t-il médicalement des signes purs ? (II 1460) J’entends par là : existe-t-il, dans le tableau clinique général des maladies, un signe, par exemple, qui, à lui seul, suffit à dénoncer, à nommer un signifié, c’est-à-dire une maladie à l’exclusion de toute combinaison avec d’autres signes ? Peut-être à ce moment là, veut-on dire qu’on est en présence de ce signe typique qui, à lui seul, peut signifier au fond la spécificité même d’une maladie ? Comment traiter à la fois systématiquement, théoriquement et pratiquement - en un mot, opératoirement - les syntagmes figés ? (II 1461) Ici se pose une nouvelle question, à laquelle je ne puis malheureusement répondre, faute de connaissances médicales : comment pourrait-on définir linguistiquement, structuralement, les difficultés ou les erreurs de diagnostic ? Mais à quel moment précis de la combinatoire y a-t-il risque de difficultés ou d’erreurs ? (II 1462) Comment pourrait-il se faire qu’il y ait accord entre une science positive et une science idéologique, telle l’herméneutique ? Est-ce qu’une science positive peut s’identifier à une herméneutique, qui est tout de même engagée dans une certaine vision idéologique du monde ? Reste la question finale : la médecine d’aujourd’hui est-elle encore véritablement sémiologique ? (II 1464) Est-il permis de jouer sur les mots ? (II 1465) Le corps humain, appartenant au temps anthropologique, n’est-il pas immuable ? (II 1466) Pourquoi un texte séduit-il, qu’est-ce que la séduction d’un texte ? Le plaisir du texte est-il purement culturel ? Dépend-il de niveaux de culture ou est-il plus corporel et par conséquent entretient-il avec la culture un rapport dialectique comportant beaucoup de médiations ? (II 1479) Dans quel discours la science de la littérature va-t-elle s’exprimer ? (II 1483)

1971

April 10th, 2007

- J’étais plus inquiet quant à la réception de chroniques datant de trente ans par les lycéens. Mais ils ont très vite compris l’efficacité de l’exercice, comment c’est fait, comment c’est écrit, et l’intérêt critique de ces petits textes. L’immédiateté de la matière et l’empirisme dans lequel il puise leur capacité rétroactive d’analyse fait qu’ils se sont immédiatement sentis concernés et se sont emparés de la démarche. Ils réagissent, les commentent. Je m’aperçois, grâce à leurs réactions, que les textes n’ont pas pris une ride. Finalement, trente après, les protagonistes sont les mêmes, les enjeux aussi. Chirac, les lois anti-tabac, la rumeur (qui est devenue aujourd’hui le sentiment d’insécurité et comment certains politiques continuent à jouer sur « cette zone plus basse où s’agitent la bile et la peur »), les intellectuels… Trente ans plus tard, le décor est le même, les personnages aussi, les ressorts dramatiques sont toujours aussi efficaces. Rien n’a changé. On nous promet la rupture, pourtant les discours fonctionnent avec les mêmes ficelles.
Mais pourquoi s’étonne-t-on? Un philosophe n’avait-il pas montré que la qualité principale du peuple c’est qu’il oublie?
Mais la mémoire lui revient, comme la maladie vient troubler le silence des organes, lorsqu’il identifie un “retour”; le retour est normatif car tout d’un coup le pouvoir ne s’arrange plus de l’oubli et veut réveiller les “consciences décadentes”. Retour à la morale volontariste d’où s’élève le flot des impératifs : “Ne fumez pas!”.

Nicolas Bigards

Sade, Fourier, Loyola
N’est-ce pas un rite matérialiste que celui au-delà duquel il n’y a rien ? (II 1042) Qu’est-ce que théâtraliser ? (II 1043) Comment sont-ils, physiquement ces Sadianites ? Qu’est-ce donc qui fait le maître ? qu’est-ce qui fait la victime ? Est-ce la pratique de la luxure (puisqu’elle oblige à séparer les agents des patients), comme on le croit communément depuis que les lois de la société sadienne ont formé ce qu’on appelle le «sadisme» ? Mais qu’est-ce que l’érotisme ? (II 1058) A qui s’adresse ce troisième texte, cette parole élaborée par l’exercitant à partir des textes qui le précèdent ? (II 1071) La divinité recevra-t-elle la langue de l’exercitant et lui donnera-t-elle en retour une langue à déchiffrer ? (II 1072) Comment 3 peut-il égaler 4 ? (II 1074) Il s’agit de chasser toutes ces images flottantes qui envahissent l’esprit, tels «un vol désordonné de moucherons» (Théophane le Reclus) ou «des singes capricieux qui bondissent d’une branche à l’autre» (Ramakrishna) ; mais pour leur substituer quoi ? (II 1089) L’égalité ainsi accomplie au prix d’un travail dont les Exercices sont l’histoire, comment la divinité, dont c’est le rôle, va-t-elle incliner le fléau, marquer l’un des termes de l’élection ? (II 1092) En tout lieu où nous voyageons, en toute occasion où nous éprouvons un désir, une envie, une lassitude, une vexation, il est possible d’interroger Fourier, de se demander : qu’en aurait-il dit ? Que ferait-il de ce lieu, de cette aventure ? (II 1098) En Harmonie, qu’est-ce que cela donnerait ? Du temps de Fourier, rien du système fouriériste n’était accompli, mais aujourd’hui ? (II 1099) Comment soutenir le plaisir ? (II 1101) Fourier a choisi le Domestique contre le Politique, il a édifié une utopie domestique (mais une utopie peut-elle être autre chose ? une utopie peut-elle être jamais politique ? la politique n’est-elle pas : tous les langages moins un, celui du Désir ? (II 1102) Qu’ajouter à un discours qui essentialise son propos sous forme d’une dissertation approfondie ? Fourier parle quelque part du «mobilier nocturne». Que m’importe si cette expression est la trace d’un délire qui fait valser les astres ? Toute la poésie ne consiste-t-elle pas à libérer le mot de son contexte ? toute la «philologie» ne consiste-t-elle pas à l’y ramener ? De quoi sont-ils fait, ces charmes ? (II 1106) Où est Fourier, dans l’invention de l’exemple (les vielles poules marinées ?) dans l’indignation que le rire des autres provoque en lui ? Dans notre lecture, qui englobe à la fois le ridicule et sa défense ? Quel lecteur pourrait prétendre dominer un tel énoncé - se l’approprier comme l’objet d’un rire ou d’une critique, en un mot lui faire la leçon ? - au nom de quel autre langage ? Fourier veut déchiffrer le monde pour le refaire (car comment le refaire sans le déchiffrer ?) (II 1109) Pourquoi l’ellipse est-elle le hiéroglyphe géométral de l’amour ? la parabole celui de la paternité ? (II 1110) Pourquoi, par exemple, la girafe est-elle, en Association, le hiéroglyphe de la Vérité ? (II 111) Libéral ? (II 1112) Petit problème de socio-logique : pourquoi notre société considère-t-elle comme «normal» un nombre décimal et comme fou un nombre intra-décimal ? Jusqu’où va se loger la normalité ? Le mari est-il malheureux dans le ménage civilisé ? Qu’arrive-t-il aux femmes, après l’âge de dix-huit ans, en Harmonie ? (II 1115) La meilleure des subversions ne consiste-t-elle pas à défigurer les codes, plutôt qu’à les détruire ? (II 1129) Les mots (sexuels) de Sade sont aussi purs que les mots du dictionnaire (le dictionnaire n’est-t-il pas cet objet en deçà duquel on ne peut remonter et d’où l’on peut seulement descendre ? (II 1136) Pourquoi ne pas tester le «réalisme» d’un ouvrage en interrogeant, non la façon plus ou moins exacte dont il reproduit le réel, mais au contraire celle dont le réel pourrait ou ne pourrait pas effectuer ce que le roman énonce ? Pourquoi le livre ne serait-il pas programme, plutôt que peinture ? (II 1138) Face à l’épopée ou au conte, le roman n’est-t-il pas ce récit nouveau où la division du travail - des classes - se couronne d’une division des langages ? (II 1144) Que font tous ces héros picaresques, Juliette, Jérôme, Brisa-Testa, Clairwil et même Justine, sinon draguer ? Qu’est-ce qu’un paradigme ? (II 1148) Faut-il rappeler pourtant que le tableau vivant a été pendant longtemps un divertissement bourgeois, analogue à la charade ? (II 1150) Ce contrat solennel, rien ne dit d’ailleurs qu’il sera honoré : que peut valoir la promesse d’un libertin, sinon la volupté même de trahir ? Comment inventer le plaisir ? (II 1156) Qu’est-ce que le «printemps», celui que très réellement nous attendons avec impatience (et la plupart du temps avec déception) vers la mi-avril, formant alors des désirs de campagne, procédant à des achats de vêtements nouveaux, sinon le «Printemps» de Jean Aicard, qu’on nous dicta un jour à l’école ? (II 1157) Au fait, qui dénoncera l’imaginaire de nos linguistes ? (II 1158) Comment coudre (qui est toujours : recoudre, fabriquer, réparer) peut-il équivaloir : mutiler, amputer, couper, créer une place vide ? (II 1160) Que donnera-t-on à lire aux enfants des écoles : le poème de Baudelaire («Homme libre, toujours tu chériras la mer…») ou la confidence de Sade («J’ai toujours craint et détesté prodigieusement la mer…») ? (II 1169) Par quelle loi morale (ou ce qui serait pire : virile) la plus grande des subversions exclurait-elle la petite affectivité, celle qui s’attache aux animaux ? (II 1170) Mais que reste-t-il d’un sujet qui se soumet avec allégresse à la double inscription ? (II 1171)
Textes
Lorsqu’on a souhaité un théâtre politique éclairé par le marxisme et un art qui surveille rigoureusement ses signes, comment n’avoir pas été ébloui par le travail du Berliner ? Un théâtre à la fois révolutionnaire, signifiant et voluptueux, qui pouvait dire mieux ? (II 1181) De quelles articulations, de quels déplacements est fait le tissu mythique d’une société de haute consommation ? (II 1184) Arrivera-t-on à préciser une notion qui me paraît essentielle : celle de compacité d’un langage ? (II 1185) Comment parler d’Artaud ? (II 1186) Où est la nature dans l’homme ? Dans le biologique ? Où est donc le travail de la culture sur elle-même, où sont ses contradictions, où est son malheur ? Quelle portion de langage, moi, intellectuel, puis-je partager avec un vendeur des Nouvelles Galeries ? Sans doute, si nous sommes tous les deux français, le langage de la communication ; mais cette part est infime : nous pouvons échanger des informations et des truismes ; mais le reste, c’est-à-dire l’immense volume, le jeu entier du langage ? (II 1188) Comment donc aujourd’hui, dans notre société occidentale, divisée dans ses langages et unifiée dans sa culture, comment les classes sociales, celles que le marxisme et la sociologie nous ont appris à reconnaître, comment regardent-elles vers le langage de l’Autre ? Quel est le jeu d’interlocution (hélas, fort décevant) dans lequel, historiquement, elles sont prises ? (II 1190) Peut-on faire confiance au socialisme pour défaire cette contradiction, à la fois pour fluidifier, pluraliser la culture, et pour mettre fin à la guerre des sens, à l’exclusion des langages ? Il le faut bien ; quel espoir autrement ? (II 1191) En effet, de loin, c’est-à-dire à partir de notre cap occidental, la différence est-elle tellement importante entre une tête de Jivaro vivant et une tête de Jivaro réduite ? Comment peut-on assimiler le professeur au psychanalyste ? (II 1196) Qu’est-ce qu’une «recherche» ? Qu’est-ce qu’on trouve ? Qu’est-ce qu’on veut trouver ? Qu’est-ce qui manque ? Dans quel champ axiomatique le fait dégagé, le sens mis au jour, la découverte statistique seront-ils placés ? (II 1198) Mais ne peut-on «dépasser» le stéréotype, au lieu de le «détruire» ? (II 1200) Au nom de quoi ? Je parle au nom de quoi ? D’une fonction ? D’un savoir ? D’une expérience ? Qu’est-ce que je représente ? Une capacité scientifique ? Une institution ? Un service ? Imagine-t-on une situation plus ténébreuse que de parler pour (ou devant) des gens debout ou visiblement mal assis ? Qu’est-ce qui s’échange ici ? De quoi cet inconfort est-il le prix ? Que vaut ma parole ? Comment l’incommodité où se trouve l’auditeur ne l’amènerait-elle pas rapidement à s’interroger sur la validité de ce qu’il entend ? La station debout n’est-elle pas éminemment critique ? Et n’est-ce pas ainsi, à une autre échelle, que commence la conscience politique : dans le mal-aise ? (II 1202) D’où vient donc, alors, que ce texte-ci me préoccupe, qu’une fois fini, corrigé, lâché, il reste ou revient en moi à l’état de doute, et, pour tout dire, de peur ? N’est-il pas écrit, libéré par l’écriture ? (II 1203) Ce ne sont pas les rôles sociaux (à quoi bon se disputer l’«autorité», le «droit» de parler ?), mais les régions de la parole. Où est-elle ? Dans la locution ? Dans l’écoute ? Dans les retours de l’une et de l’autre ? (II 1204) La première (critique) a pour elle le droit du signifiant à s’éployer là où il veut (là où il peut ?) : quelle loi et quel sens, venus d’où, viendraient le contraindre ? Dès lors qu’on a desserré la loi philologique (monologique) et entrouvert le texte à la pluralité, pourquoi s’arrêter ? Pourquoi refuser de pousser la polysémie jusqu’à l’asémie ? Au nom de quoi ? (II 1205) Comment attribuer un sens de combat à ce qui ne vous concerne pas directement ? Comment le prolétariat pourrait-il déterminer, dans son sein, une interprétation de Zola, de Poussin, du pop, de Sport-Dimanche ou du dernier fait divers ? (II 1206) Comment évaluer la culture ? Selon son origine ? Selon sa finalité ? Selon la dialectique ? Mais qu’est-ce qui, au niveau du discours, distingue la dialectique du compromis ? Et puis, avec quels instruments ? Historicisme, sociologisme, positivisme, formalisme, psychanalyse ? (II 1207) Comment faire pour que les deux grandes épistémès de la modernité, à savoir la dialectique matérialiste et la dialectique freudienne, se rejoignent, se conjoignent et produisent un nouveau rapport humain (il ne faut pas exclure qu’un troisième terme soit tapi dans l’inter-dit des deux premiers) ? C’est-à-dire : comment aider à l’inter-action de ces deux désirs : changer l’économie des rapports de production et changer l’économie du sujet ? Ce travail d’ensemble passe par la question suivante : quel rapport y a-t-il entre la détermination de classe et l’inconscient ? Selon quel déplacement cette détermination vient-elle se glisser entre les sujets ? (II 1208) Sans fumer soi même (ne serait-ce que par l’incapacité bronchique d’avaler la fumée), comment être insensible à la bienveillance générale qui imprègne certains locaux étrangers où l’on fume le kif ? (II 1209) Comment classer Georges Bataille ? Cet écrivain est-il un romancier, un poète, un essayiste, un économiste, un philosophe, un mystique ? (II 1212) L’opinion courante (la doxa), constitutive de nos sociétés démocratiques, puissamment aidée par les communications de masse, n’est-elle pas définie par ses limites, son énergie d’exclusion, sa censure ? (II 1213) Etre moderne, n’est-ce pas connaître vraiment ce qu’on ne peut pas recommencer ? (II 1217) Est-ce de la Femme qu’il s’agit dans cette figuration obsessionnelle de la Femme (d’Erté) ? La Femme est-elle l’objet premier et dernier (puisque tout espace signifiant est circulaire) du récit mené par Erté, de carton en carton, depuis plus de cinquante ans, de l’atelier de Paul Poiret (vers 1913) à la télévision new-yorkaise (1968) ? La Femme de Erté est-elle au moins une essence ? Pourrions-nous parler sans une mémoire des signes ? Et n’avons-nous pas besoin d’un signe de la Femme, de la Femme comme signe, pour parler d’autre chose ? (II 1223) Faire d’un objet le sujet d’une peinture, n’est-ce pas toujours le fétichiser ? (II 1224) Pourquoi cet objet (que l’on a appelé, faute de mieux, une silhouette) ? Où conduit cette invention d’une Femme-Vêtement qui n’est pas cependant plus, et de loin, la Femme de Mode ? (II 1225) La chevelure ne reste-t-elle pas intacte sur le cadavre qui, lui, s’effrite et disparaît ? (II 1226) Qui nous pousse à nous souvenir avec insistance de ces Femmes-Lettres ? Voyez Samson et Dalila : rien à voir avec un alphabet ; et cependant les deux corps ne se logent-ils pas dans le même espace comme deux initiales entremêlées ? La série des peintures de tôle découpée (œuvre peu connue) n’a-t-elle pas l’homogénéité, la richesse de variation et l’esprit formel d’un alphabet inédit, qu’on aurait envie d’épeler ? (II 1228) Les couturiers ne sont-ils pas des poètes qui écrivent d’année en année, de strophe en strophe, le chant de gloire du corps féminin ? Le rapport érotique de la Femme et de la Mode ne va-t-il pas de soi ? (II 1229) Combien de morts, dans notre histoire, à commencer par celle de notre religion, pour un sens ? (II 1230) La métathèse : combien de fois (animé sans doute d’une irritation inconsciente contre des mots qui m’étaient familiers et dont pas conséquent je me sentait prisonnier) n’ai-je pas écrit sturcture (au lieu de structure), susbtituer (pour substituer) ou trasncription (pour transcription) ? (II 1234) Où est donc le bonheur de Erté (et le nôtre) ? (II 1236) Est-ce que la littérature peut être pour nous autre chose qu’un souvenir d’enfance ? Je veux dire : qu’est-ce qui continue, qu’est-ce qui persiste, qu’est-ce qui parle de la littérature après le lycée ? (II 1241) Qu’est-ce que cela veut dire pour une langue que commencer ? Quand commence un genre ? Qu’est-ce que cela veut dire quand on nous parle du premier roman français, par exemple ? (II 1244) Comment appeler ce code général des actions narratives, dont les unes apparaissent importantes, douées d’une grande densité romanesque (assassiner, enlever une victime, faire une déclaration d’amour, etc.) et les autres très futiles (ouvrir une porte, s’asseoir, etc.), de façon à le distinguer des autres codes de culture qui s’investissent dans le texte (cette distinction n’a évidemment qu’une valeur analytique, car le texte présente tous les codes mêlés et comme tressés) ? (II 1258) Que la simple nomination soit un critère suffisant de constitution du phénomène à observer peut paraître bien léger, laisse à la discrétion toute subjective de l’analyse, et, pour tout dire, peu «scientifique» ; n’est-ce pas dire à chaque suite : vous existez parce que je vous nomme ; et je nomme ainsi parce que tel est mon bon plaisir ? (II 1259) Qu’est-ce qui fait qu’un récit est «lisible» ? Quelles sont les conditions structurales de la «lisibilité» d’un texte ? (II 1263) Comment voyons-nous le style ? Quelle est l’image du style qui me gêne, quelle est celle que je souhaite ? La Forme peut-elle déguiser le Fond, ou doit-elle s’y asservir (au point de ne plus être alors une Forme codée) ? (II 1264) Y a-t-il, derrière l’énoncé, un signifié ? (II 1266) A-t-il, au sein de cette littérature, une fonction définie ? Ne parle-t-on pas du «flux de la parole» ? Quoi de plus familier, de plus évident, de plus naturel, qu’une phrase lue ? Le style est une distance, une différence ; mais par rapport à quoi ? (II 1267) Ecoutez une conversation : combien de phrases dont la structure est incomplète ou ambiguë, combien de subordonnées sans principale ou dont le rattachement est indécidable, combien de substantifs sans verbes, d’adversatifs sans corrélats, etc. ? Il nous manque, on le sait, une grammaire de la langue parlée (mais cette grammaire est-elle possible : n’est-ce pas la notion même de grammaire qui serait emportée par cette division de la communication ?) (II 1268) Qu’est-ce qui est permis dans un texte littéraire, mais ne l’est pas dans un article universitaire : inversion, clausules, ordre des compléments, licences syntaxiques, archaïsme, figures, lexique ? (II 1269) D’un côté, le signifiant n’est pas «profond», il ne se développe pas selon un plan d’infériorité et de secret ; mais, d’un autre côté, que faire de ce fameux signifiant sinon quelque chose comme : s’immerger en lui, plonger loin du signifié, dans la matière, dans le texte ? Comment s’enfouir dans du léger ? Comment s’étendre sans se gonfler et sans se creuser ? A quelle substance comparer le signifiant ? (II 1289) La sémiologie peut-elle permettre, par l’intermédiaire de la notion de connotation, de revenir à une sorte de sociologie de la littérature ? (II 1297) Peut-on concevoir maintenant un discours historique - qui ne se donnerait pas naïvement comme tel ? Quel pourrait-il être ? Quelles résistances rencontrerait-il ? (II 1299) (l’écriture et la lecture) Si on continue à les séparer (et cela est souvent très insidieux, très perfide, on est sans cesse ramené vers une séparation de l’écriture et de la lecture), que se passe t-il ? (II 1300) Qu’est-ce qu’un «milieu» ? (II 1309) Y suis-je seulement arrivé (à la critique littéraire) ? Ou, du moins, est-ce bien à la critique littéraire que je suis arrivé ? (II 1310) Ne peut-on concevoir la création d’une communauté telle (inouïe des religions elles-mêmes), que la solitude affreuse de la mort (éprouvée d’abord dans la peur de perdre ceux qu’on aime) y serait impossible ? N’y aura-t-il pas un jour une solution socialiste à l’horreur de la mort ? Quel marxiste aujourd’hui oserait s’écrier : «Et si la mort est bourgeoise, nous arrêtons la mort» ? (II 1323) Quant à Sade, l’a-t-on considéré comme le très grand écrivain qu’il est ? (II 1327)