1966

Critique et vérité
Pourquoi aujourd’hui (les accusations d’imposture critique) ? S’agit-il d’une réaction insignifiante ? de retour offensif d’un certain obscurantisme ? ou, au contraire, de la première résistance à des formes neuves de discours, qui se préparent et ont été pressenties ? (II 17) Sous le Second Empire, la nouvelle critique aurait eu son procès : ne blesse-t-elle pas la raison, en contrevenant aux «règles élémentaires de la pensée scientifique ou même simplement articulée» ? Ne choque-t-elle pas la morale, faisant intervenir partout «une sexualité obsédante, débridée, cynique» ? Ne discrédite-t-elle pas nos institutions nationales aux yeux de l’étranger ? En un mot, n’est-elle pas «dangereuse» ? (II 18) Mais pourquoi, aujourd’hui, la critique ? (II 19) Quelles sont donc les règles du vraisemblable critique en 1965 ? (II 20) Qu’est-ce donc que l’objectivité en matière de critique littéraire ? Quelle est la qualité de l’œuvre qui «existe en dehors de nous» ? (II 21) A quel instrument de vérification, à quel dictionnaire allez-vous soumettre ce second langage, profond, vaste, symbolique, dont est faite l’œuvre, et qui est précisément le langage des sens multiples ? Selon quelle clef allez-vous la lire ? (II 21) De quel structuralisme s’agit-il ? Comment retrouver la structure, sans le secours d’un modèle méthodologique ? Passe encore pour la tragédie, dont le canon est connu grâce aux théoriciens classiques ; mais quelle sera donc la «structure» du roman, qu’il faudra opposer aux «extravagances» de la nouvelle critique ? (II 22) Comment désigner cet ensemble d’interdits qui relève indifféremment de la morale et de l’esthétique et dans lequel la critique classique investit toutes les valeurs qu’elle ne peut rapporter à la science ? De quoi le goût défend-il de parler des objets ? (II 24) «Pourquoi ne pas dire les choses plus simplement ?», combien de fois n’avons-nous pas entendu cette phrase ? Mais combien de fois aussi ne serions-nous en droit de la renvoyer ? Sans parler du caractère sainement et joyeusement ésotérique de certains langages populaires, l’ancienne critique est-elle sûre de n’avoir pas elle aussi son galimatias ? Que penser de cette plume de l’écrivain, que l’on chauffe, qui tantôt pique agréablement et tantôt assassine ? (II 28) Suis-je donc avant mon langage ? Comment puis-je vivre mon langage comme un simple attribut de ma personne ? Comment croire que si je parle, c’est parce que je suis ? (II 29) Croit-on que Racine nous concerne «de soi», dans la lettre du texte ? Sérieusement, que peut nous faire un théâtre «violent mais pudique» ? Qu’est-ce que cela peut vouloir dire aujourd’hui qu’un «prince fier et généreux» ? Au reste, que faisaient donc Gisèle et Andrée (chez Proust), sinon de l’ancienne critique, lorsqu’à propos du même Racine, elles parlaient du «genre tragique», de «l’intrigue» (nous retrouvons ici les «lois du genre»), des «caractères bien charpentés» (voilà «la cohérence des implications psychologiques»), notant qu’Athalie n’est pas une «tragédie amoureuse» (de la même façon, on nous rappelle qu’Andromaque n’est pas un drame patriotique), etc. ? (II 31) Pourquoi une voix analogue (à la philosophie) ne s’élève-t-elle pas pour assurer à la littérature le même droit (de refaire son histoire) ? La lettre exclut-elle le symbole ou bien au contraire le permet-elle ? L’œuvre signifie-t-elle littéralement ou bien symboliquement - ou encore, selon le mot de Rimbaud, «littéralement et dans tous les sens» ? (II 32) Reprocheriez-vous à un Chinois (puisque la nouvelle critique vous paraît une langue étrange) de faire des fautes de français, lorsqu’il parle chinois ? Mais pourquoi, après tout, cette surdité aux symboles, cette asymbolie ? Qu’est-ce donc qui menace, dans le symbole ? Fondement du livre, pourquoi le sens multiple met-il en danger la parole autour du livre ? Et pourquoi, encore une fois, aujourd’hui ? (II 33) Que nous importe s’il est plus glorieux d’être romancier, poète, essayiste ou chroniqueur ? (II 35) Quels sont les rapports de l’œuvre et du langage ? Si l’œuvre est symbolique, à quelles règles de lecture est-on tenu ? Peut-il y avoir une science des symboles écrits ? Le langage du critique peut-il être lui-même symbolique ? (II 37) Tout lecteur sait cela, s’il veut bien ne pas se laisser intimider par les censures de la lettre : ne sent-il pas qu’il reprend contact avec un certain au-delà du texte, comme si le langage premier de l’œuvre développait en lui d’autres mots et lui apprenait à parler une seconde langue ? (II 38) Et pourtant : comment la science pourrait-elle parler d’un auteur ? (II 41) Taine n’aurait-il paru «délirant» à Boileau, Georges Blin à Brunetière ? A partir de combien de tragédies aurais-je le droit de «généraliser» une situation racinienne ? Cinq, six, dix ? Dois-je dépasser la «moyenne» pour que le trait soit notable et que le sens surgisse ? Que ferai-je des termes rares ? M’en débarrasser sous le nom pudique d’ «exceptions», d’ «écarts» ? (II 45) Quel est ce sens ? Est-ce celui de la «subjectivité», dont on fait au nouveau critique une casse-tête ? (II 46) Quel rapport un critique peut-il avoir avec le langage ? (II 47) Racine n’a-t-il pas quelque dette envers Georges Poulet, Verlaine envers Jean-Pierre Richard ? (II 50) Comment la critique pourrait-elle être interrogative, optative ou dubitative, sans mauvaise foi, puisqu’elle est écriture et qu’écrire, c’est précisément rencontrer le risque apophantique, l’alternative inéluctable du vrai/faux ? Combien d’écrivains n’ont écrit que pour avoir lu ? Combien de critiques n’ont lu que pour écrire ? (II 51)
Textes
Comment les hommes fabriquent-ils du sens ? Comment le sens vient-il aux hommes ? (II 55) Quel sont les rapports vécus entre le journal et l’âge (l’adolescence, notamment) ? La solitude ? le bonheur ? le corps ? la mémoire ? le sentiment de culpabilité ? la folie ? Quelles sont les fonctions du journal à l’égard de celui qui écrit (thérapeutique, éthique, esthétique, religieuse) ? (II 57) Y a-t-il finalement un «secret» de l’individu ? La question n’est pas : qu’est-ce que l’auteur nous cache ? mais : pourquoi écrit-il ? Combien de textes actuels qui ne se rangent sous aucun genre défini ? (II 58) Pourquoi pouvons-nous lire la vie de Proust avec l’espèce d’avidité que nous mettons à «dévorer» une histoire ? D’où vient l’énigme de ces deux vies parallèles ? (II 60) Qui ne rencontre encore aujourd’hui, en 1966, autour de lui, M. de Norpois discourant sur la littérature ou Octave-dans-les-choux, jeune homme inculte mais compétent en bars, sports et vêtements ? (II 61) Mais comment les hommes donnent-ils du sens aux choses qui ne sont pas des sons ? (II 65) Quand cette sorte de sémantisation de l’objet se produit-elle ? Quand la signification de l’objet commence-t-elle ? (II 67) Cette symbolique a été, en général, très bien étudiée pour les sociétés passées, à travers les œuvres d’art qui la mettent en œuvre, mais est-ce que nous l’étudions vraiment, ou est-ce que nous nous disposons à l’étudier dans notre société actuelle ? Il y aurait à se demander ce qui reste de ces grands symboles dans une société technicienne comme la nôtre ; est-ce que ces grands symboles ont disparu, est-ce qu’ils se sont transformés, est-ce qu’ils sont cachés ? (II 69) Quel sont les signifiés de ces systèmes d’objets, quelles sont les informations transmises par les objets ? Est-ce qu’il y a des objets hors du sens, c’est-à-dire des cas limites ? (II 71) Une telle universalité du récit doit-elle faire conclure à son insignifiance ? Est-il si général que nous n’avons rien à dire, sinon à décrire modestement quelques-unes de ses variétés, fort particulières, comme le fait parfois l’histoire littéraire ? Mais ces variétés même, comment les maîtriser, comment fonder notre droit à les distinguer, à les reconnaître ? Comment opposer le roman à la nouvelle, le conte au mythe, le drame à la tragédie (on l’a fait mille fois) sans se référer à un modèle commun ? Il est normal que cette forme le structuralisme naissant en fasse l’une de ses premières préoccupations : ne s’agit-il pas toujours pour lui de maîtriser l’infini des paroles, en parvenant à décrire la «langue» dont elles sont issues et à partir de laquelle on peut les engendrer ? (II 74) Où donc chercher la structure du récit ? Tous les récits ? Que dire alors de l’analyse narrative, placée devant des millions de récits ? (II 75) Le langage ne cesse d’accompagner le discours en lui tendant le miroir de sa propre structure : la littérature, singulièrement aujourd’hui, ne fait-elle pas un langage des conditions mêmes du langage ? (II 78) Tout, dans un récit, est-il fonctionnel ? Tout, jusqu’au plus petit détail, a-t-il un sens ? Le récit peut-il être intégralement découpé en unités fonctionnelles ? (II 80) Comment, selon quelle «grammaire», ces différentes unités s’enchaînent-elles les unes aux autres le long du syntagme narratif ? Quelles sont les règles de la combinatoire fonctionnelle ? Y a-t-il derrière le temps du récit une logique intemporelle ? (II 86) Quelle est donc cette logique qui contraint les principales fonctions du récit ? (II 87) Qui est le sujet (le héros) d’un récit ? Y a-t-il - ou n’y a-t-il pas - une classe privilégiée d’acteurs ? (II 93) Qui est le donateur du récit ? (II 94)

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