1973


- Séance de travail avec Chantal de la Coste, la scénographe, pour la préparation de la deuxième lecture Barthes le questionneur. Nous devons faire une proposition qui permette une écoute particulière. Barthes passe mal la rampe. L’espace traditionnel, frontal, ne lui convient guère. L’écoute devient fixe et exclusive, crispée sur des objets intellectuels. Ne vous est-il arrivé, lisant un livre, de vous arrêter sans cesse votre lecture, non par désintérêt, mais au contraire par afflux d’idées, d’excitations, d’associations ? En un mot, ne vous est-il pas arrivé de lire en levant la tête ?. La réponse se trouve dans une des questions de Barthes.
Mais quel espace ? Pas d’évidence pour l’instant. Nous devons essayer autre chose. Comment répondre à l’écriture en fragment, à l’écriture « douce » ? Peut-être de manière très analogique, par un espace en fragment. Les spectateurs iraient d’un espace à l’autre, d’espace clos en espace clos. Une déambulation? Il faut casser le discours au long court, ce que nous avions sur le Barthes I. Les fragments disposés ainsi les uns après les autres finissaient par produire un discours linéaire. Ils leur faut une disposition adéquate, pour qu’il y ait du jeu entre eux. Les fragments chez Barthes travaillent entre eux, c’est-à-dire à la fois “entre soi”, mais aussi de l’un à l’autre. Ils sont à la fois fermés (plein d’un sens qui se suffit à lui-même) et ouverts. Nous devons créer des espaces à la fois clos et ouvert, mettre les espaces clos en rapport entre eux. Un espace accoustique. C’est par le son que cela doit passer. Peut-être travailler sur une disjonction du regard et de l’écoute pour retrouver de l’interruption et du court-circuit. Ne pas donner à « voir » le texte tout de suite, juste à entendre. Ménager un état. Parole de l’intime, une voix intérieure. Il faut que ça « moire » pour reprendre une expression de Barthes. Il faut que l’on puisse donner à voir sans montrer, que le décor “bâille” pour laisser deviner un corps, un geste, une action. L’endroit le plus érotique d’un corps n’est-il pas là où le vêtement bâille ?

Nicolas Bigards

Le plaisir du texte
Qui supporte sans honte la contradiction ? (II 1495) Ecrire dans le plaisir m’assure-t-il - moi, écrivain - du plaisir de mon lecteur ? (II 1496) L’endroit le plus érotique d’un corps n’est-il pas là où le vêtement bâille ? Et pourtant, c’est le rythme même de ce qu’on lit et de ce qu’on ne lit pas qui fait le plaisir des grands récits : a-t-on jamais lu Proust, Balzac, Guerre et paix, mot à mot ? (II 1499) Comment prendre plaisir à un plaisir rapporté (ennui des récits de rêves, de parties) ? Comment lire la critique ? (II 1502) Le plaisir n’est-il qu’une petite jouissance ? La jouissance n’est-elle qu’un plaisir extrême ? Le plaisir n’est-il qu’une jouissance affaiblie, acceptée - et déviée à travers un échelonnement de conciliation ? La jouissance n’est-elle pas qu’un plaisir brutal, immédiat (sans médiation) ? (II 1504) L’artiste ne doit-il pas, selon le précepte sinistre de Debussy, «chercher humblement à faire plaisir» ? A gauche, on oppose la connaissance, la méthode, l’engagement, le combat, à la «simple délectation» et pourtant : si la connaissance elle-même était délicieuse ? (II 1505) Pourquoi, dans un texte, tout ce faste verbal ? Le luxe du langage fait-il partie des richesses excédentaires, de la dépense inutile, de la perte inconditionnelle ? Une grande œuvre de plaisir (celle de Proust, par exemple) participe-t-elle de la même économie que les pyramides d’Egypte ? L’écrivain est-il aujourd’hui le substitut résiduel du Mendiant, du Moine, du Bonze : improductif et cependant alimenté ? Analogue à la Sangha bouddhique, la communauté littéraire, quel que soit l’alibi qu’elle se donne, est-elle entretenue par la société mercantile, non pour ce que l’écrivain produit (il ne produit rien) mais pour ce qu’il brûle ? Excédentaire, mais nullement inutile ? L’émotion : pourquoi serait-elle antipathique à la jouissance (je la voyais à tort tout entière du côté de la sentimentalité, de l’illusion morale) ? (II 1506) L’amour-passion comme jouissance ? La jouissance comme sagesse (lorsqu’elle parvient à se comprendre elle-même hors de ses propres préjugés) ? (II 1507) Et moi, et moi, qu’est-ce que je fais dans tout ça ? Comment un texte, qui est du langage, peut-il être hors des langages ? Comment extérioriser (mettre à l’extérieur) les parlers du monde, sans se réfugier dans un dernier parler à partir duquel les autres seraient simplement rapportés, récités ? Comment le texte peut-il «se tirer» de la guerre des fictions, des sociolectes ? (II 1509) Cette distorsion est banale ? On peut trouver plutôt stupéfiante l’habilitée ménagère avec laquelle le sujet se partage, divisant sa lecture, résistant à la contagion du jugement, à la métonymie du contentement : serait-ce que le plaisir rend objectif ? (II 1510) Je m’intéresse au langage parce qu’il me blesse ou me séduit. C’est là peut-être, une érotique de classe ? Mais quelle classe ? La bourgeoise ? La populaire ? Délices de caste, mandarinat ? (II 1513) Comment donc installer la carence de toute valeur supérieure ? L’ironie ? La violence ? La jouissance ? (II 1517) S’il n’y a plus de Père, à quoi bon raconter des histoires ? Tous récit ne se ramène-t-il pas à l’Å’dipe ? Raconter, n’est-ce pas toujours chercher son origine, dire ses démêlés avec la Loi, entrer dans la dialectique de l’attendrissement et de la haine ? (1518) Qui pourrait dire : «J’écris pour ne pas avoir peur» ? Qui pourrait écrire la peur (ce qui ne voudrait pas dire la raconter) ? (II 1519) Le plaisir de la phrase est très culturel. A moins que, pour certains pervers, la phrase ne soit un corps ? (II 1520) Pourquoi, dans des œuvres historiques, romanesques, biographiques, y a-t-il (pour certains dont je suis) un plaisir à voir représenter le «vie quotidienne» d’une époque, d’un personnage ? Pourquoi cette curiosité des menus détails : horaires, habitudes, repas, logements, vêtements, etc. ? Est-ce le goût fantasmatique de la «réalité» (la matérialité même du «cela a été») ? Et n’est-ce pas le fantasme lui-même qui appelle de «détail», la scène minuscule, privée, dans laquelle je puis facilement prendre place ? Y aurait-il en somme de «petits hystériques» (ces lecteurs-là), qui tireraient jouissance d’un singulier théâtre : non celui de la grandeur, mais celui de la médiocrité (ne peut-il y avoir des rêves, des fantasmes de médiocrité ?) (II 1521) Quel rapport peut-il y avoir entre le plaisir du texte et les institutions du texte ? (II 1525) Qu’est-ce que la signifiance ? (II 1526) Le matérialisme radical auquel tend cette théorie, est-il concevable sans la pensée du plaisir, de la jouissance ? Les rares matérialistes du passé, chacun à sa manière, Epicure, Diderot, Sade, Fourier, n’ont-ils pas tous été des eudémonistes déclarés ? (II 1527)
Textes
La paléographie s’arrête au XVI siècle et cependant comment ne pas imaginer que toute une sociologie historique, toute une image des rapports que l’homme classique entretenait avec son corps, ses lois, ses origines, ne sortirait pas de cette «néographie» qui n’existe pas ? Cet «oubli» a-t-il quelque rapport avec ce qu’on appelle communément l’idéologie bourgeoise ? (II 1540) A quelles fins, à partir de quelles circonstances, de quels besoins, a-t-on «inventé» l’écriture ? S’il s’agit de «communiquer» - et bien entendu le plus clairement et le plus rapidement possible -, comment expliquer que certains peuples (les Sumériens, les Akkadiens) aient inventé des écritures «abstraites, difficile» (le cunéiforme), alors que le pictogramme, réputé antérieur, était si «clair» ? (II 1541) L’écriture, expression de la personnalité ? Vraiment ? (II 1545) Que savons nous de l’écriture ? En somme, il faut bien le dire, le savoir scriptural oscille entre un scientisme étroit et une métaphysique débile. Serait-ce donc que ce savoir est difficile ? peut-être même problématique ? affronté à des résistances, à des censures ? (II 1546) La question que l’on doit toujours poser au langage est celle-ci : comment le langage (telle ou telle langue) découpe-t-il la réalité ? Qu’est-ce que, de cette réalité, il découpe ? (II 1550) Pourquoi les Sumériens auraient-ils écrit ce qui faisait la substance même de leur vie quotidienne et qu’ils connaissaient en quelque sorte par cœur ? Qu’est-ce que le récit ? (II 1551) Aujourd’hui encore, malgré l’instruction obligatoire, qui peut nier que l’écriture manuscrite ne soit un indice de classe ? (II 1557) Que puis-je lire de moi-même ? Ne suis-je pas cela même qui échappe à ma propre lecture ? Qu’est-ce que je puis connaître de mon corps ? Que puis-je connaître de mon écriture ? (II 1562) Toute saute de couleur est particulièrement incongrue : imagine-t-on des missives jaunes ou roses, voie grises ? des livres en brun-rouge, en vert forêt, en bleu indien ? Et pourtant : qui sait si le sens des mots n’en serait pas changé ? (II 1563) Cette lecture, où vais-je, où puis-je l’arrêter ? Certes, je vois bien de quel espace mon œil part ; mais vers quoi ? Sur quel autre espace accommode-t-il ? Va-t-il derrière le papier ? Quels sont les plans que toute lecture découvre ? Comment est construite la cosmogonie que ce simple regard postule ? (II 1564) Une autre histoire, peut-être plus instructive, suivrait, non l’évolution des tracés, mais la mutation des instruments : in-scription ou de-scription ? (II 1565) Ces Anciens, comment écrivaient-ils ? Voyez-vous Euripide écrire ses tragédies ? (II 1566) Qui saura explorer l’incroyable promotion dont les Grecs ont gratifié la voyelle ? Adaptation «raisonnable» ? (II 1571)
Le discours purement prédicatif, n’est pas précisément celui du délire paranoïaque ? Qu’est-ce qu’un fait ? Faut-il rappeler que la critique des relations est beaucoup plus subversive que celle des notions ? (II 1576) Dès lors que l’Histoire se structuralise, ne se rapproche-t-elle pas de la philosophie actuelle du langage ? (II 1577) Nous savons peut-être - du moins mieux aujourd’hui qu’hier - ce qu’est la science historique, mais le discours de l’Histoire ? (II 1578) Le mot «Liberté» est usé (à force d’avoir été employé par des imposteurs) ? Peut-être ce problème, venu du vieux Michelet, est-il celui de demain ? (II 1583) Qu’est-ce que la valeur ? (II 1586) L’arbitrage du signe ne risque-t-il pas d’introduire à chaque instant dans la langue le Temps, La Mort, l’Anarchie ? (II 1587) Où donc existe-t-il des pratiques sans livres ? (II 1588) Le tableau (puisqu’il surgit d’un découpage) est-il un objet fétiche ? (II 1592) Qu’est-ce qu’un gestus social (la critique réactionnaire a-t-elle assez ironisé sur cette notion brechtienne, l’une des plus intelligentes et des plus claires que la réflexion dramaturgique ait jamais produites !) ? (II 1593) Jusqu’où peut-on trouver des gestus sociaux ? Dans le tableau (la scène, le plan), que fait l’acteur ? (II 1594) Le tableau a-t-il un «sujet» (anglais : topic) ? Combien de films, aujourd’hui, «sur» la drogue, dont la drogue est le «sujet» ? Le sujet est une fausse découpe : pourquoi ce sujet plutôt qu’un autre ? (II 1595) Dans une société qui n’a pas encore trouvé son repos, comment l’art pourrait-il cesser d’être métaphysique, c’est-à-dire : signifiant, lisible, représentatif ? Fétichiste ? A quand la musique, le Texte ? (II 1596) Ne sommes nous pas superbement persuadés que notre alphabet est le meilleur ? le plus rationnel, le plus efficace ? Nos savants les plus rigoureux ne soutiennent-ils pas comme «allant de soi» que l’invention de l’alphabet consonantique (de type syrien), puis celle de l’alphabet vocalique (de type grec) furent des progrès réversibles, des conquêtes de la raison et de l’économie sur le gâchis baroque des systèmes idéographiques ? (II 1598) Notre culture est-elle divisée ? (II 1599) Si Flaubert, bourgeois, parle le langage de la bourgeoisie, on ne sait jamais à partir de quel lieu cette énonciation s’opère : un lieu critique ? Distant ? «Empoissé» ? A la vérité, le langage de Flaubert est utopique et c’est ce qui en fait la modernité : ne sommes-nous pas en train d’apprendre (de la linguistique, de la psychanalyse), précisément, que le langage est un lieu sans extérieur ? (II 1601) Comment la science (sociolinguistique) voit-elle la division des langages ? (II 1602) Face à la division des langages, disposons-nous d’une tentative de description scientifique ? La linguistique (et non plus la sociologie) a-t-elle fait mieux ? (II 1603) Que pensent le marxisme, ou le freudisme, ou le structuralisme, ou la science (celle des sciences dites humaines) - pour autant que chacun de ces langages de groupe constitue un sociolecte acratique (paradoxal) -, que pensent-ils de leur propre discours ? Mais comment un sociolecte agit-il au-dehors ? (II 1607) Mais l’histoire, selon la belle métaphore de Vico, ne procède-t-elle pas en spirale ? Ne devons-nous pas reprendre (ce qui ne veut pas dire répéter) les anciennes images pour leur donner des contenus nouveaux ? (II 1609) La classe des prêtres n’a-t-elle pas été très longtemps la propriétaire et la technicienne des formules, c’est-à-dire du langage ? Qu’est-ce qu’un système fort ? A quoi tient la force de combat, le pouvoir de domination d’un système discursif, d’une Fiction ? (II 1611) La grammaire elle-même ne décrit-elle pas la phrase en terme de pouvoir, de hiérarchie : sujet, subordonnée, complément, rection, etc. ? (II 1612) Le «commencement» est une idée de rhéteur : de quelle manière commence un discours ? Bataille pose la question du commencement là où on ne l’avait jamais posée : où commence le corps humain ? (II 1616) Comment faire parler le corps ? Avez-vous jamais vu une métaphore dans une étude de sociologie ou dans un article du Monde ? (II 1618) Quoi et qui ? Le savoir dit de toute chose : «Qu’est-ce que c’est ?», Qu’est-ce que c’est que le gros orteil ? Qu’est-ce que c’est ce texte ? Qui est Bataille ? Mais la valeur, selon le mot d’ordre nietzschéen, prolonge la question : qu’est-ce que c’est pour moi ? Le texte de Bataille répond d’une façon nietzschéenne à la question : qu’est-ce que le gros orteil, pour moi, Bataille ? Et par déplacement : qu’est-ce que ce texte, pour moi, qui le lis ? (II 1620) Pourquoi ne pas concevoir (un jour) une «linguistique» de la valeur - non plus au sens saussurien (valant-pour, élément d’un système d’échange), mais au sens quasi moral, guerrier - ou encore érotique ? (II 1622) (Chez Réquichot) N’est-ce pas le magma interne du corps qui est placé là, au bout de notre regard, comme un champ profond ? Une pensée funèbre et baroque ne règle-t-elle pas l’exposition du corps antérieur, celui d’avant le miroir ? Les Reliquaires ne sont-il pas des ventres ouverts, des tombes profanées («Ce qui nous touche de très près ne peut devenir public sans profanation») ? (II 1623) Qu’est-ce que le déchet ? (II 1629) D’où viennent les lettres ? (II 1630) Le langage n’est-il pas ce qui nous est légué par un ordre antérieur ? A la matière même du signifiant, Réquichot ôte toute origine : ces «accidents» (dont sont tissées certains de ces collages) sont quoi ? Comment le peintre sait-il que l’œuvre est finie ? Qu’il doit s’arrêter, lâcher l’objet, passer à une autre œuvre ? (II 1636) Dépasser quoi ? Faut-il replacer Réquichot dans l’histoire de la peinture ? (II 1638) D’où vient que si on l’applique à Réquichot (le mot artiste), il perd son relent romantique et bourgeois ? (II 1639) Toute l’esthétique (mais c’est par là en détruire l’idée même) se ramène à cette question : à quelle conditions, l’œuvre, le texte, trouvent-ils preneur ? Aux enchères de l’art, qui prendra Réquichot ? Parler de la peinture ? (II 1640) Pour ébranler la loi de la signature, il n’est peut-être pas besoin de la supprimer, d’imaginer un art anonyme ; il suffit de déplacer son objet : qui signe quoi ? Où s’arrête ma signature ? A quel support ? A la toile (comme dans la peinture classique) ? A l’objet (comme dans le ready made) ? A l’événement (comme dans le happening) ? Pourquoi, pensait Réquichot, ne pourrait-je signer, au-delà de ma toile, la feuille boueuse qui m’a ému, ou même le sentier où je l’ai vue collée ? Pourquoi ne pas mettre mon nom sur les montagnes, les vaches, les robinets, les cheminées d’usine (Faustus) ? (II 1642) Y a-t-il un rapport du titre au texte et de quel type : rapport de résumé, d’inclusion ? (II 1643) Qui ne serait touché par un texte dont la mort est le «sujet» déclaré ? (II 1656) Qu’est-ce qu’un texte, pour l’opinion courante ? (II 1677) La linguistique s’arrête à la phrase et donne bien des unités qui la composent (syntagmes, monèmes, phonèmes) ; mais au-delà de la phrase ? Quelles sont les unités structurales du discours (si l’on renonce aux divisions normatives de la rhétorique classique) ? (II 1679) Qu’est ce qu’une pratique signifiante ? (II 1680) Le texte travaille quoi ? (II 1681) Pourquoi dire alors «plaisir du texte», et non «jouissance du texte» ? (II 1695) Erotique de la lecture ? (II 1697) Comment une voix peut-elle signifier, indépendamment de ce qu’elle dit ? (II 1714)

One Response to “1973”

  1. Patricia Says:

    Qui pourrait dire : «J’écris pour ne pas avoir peur» ? Qui pourrait écrire la peur (ce qui ne voudrait pas dire la raconter) ? (II 1519)

    La peur sous un déguisement de feuilles mortes.

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