1972

- Les chroniques de Roland Barthes parues dans Le Nouvel Obs entre 78 et 79 fonctionnent très bien pour les ateliers d’écriture que j’anime dans le cadre de ce projet. Elles ont donné un élan inattendu aux participants, où chacun s’est senti concerné, car ils doivent partir de leur expérience, de leur point de vue pour écrire. Barthes l’ayant fait lui-même, ces « petits riens » prennent alors une certaine valeur à leurs yeux, celle-là même de leur regard. D’autre part, les chroniques sont moins intimidantes que les Mythologies, qui, bien que travaillant sur des « objets » apparemment quotidiens, n’en sont pas moins de redoutables machines rhétoriques et idéologiques. La forme même de la chronique, brève et percutante, permet aux participants de les imiter facilement et de livrer une série de petits textes eux-mêmes très percutants sur leur quotidien ( « La journée de la femme. A quand la « journée de l’homme » ou de « l’animal de compagnie »). La formation particulière de ces “petits mondes” leur permet d’appréhender plus facilement leur environnement immédiat et d’en tirer des instantanés de vie très parlants sur aujourd’hui. Le résultat est tangible.

Nicolas Bigards

Nouveaux essais critiques
Y a-t-il des maximes formellement libres, comme on dit : des vers libres ? (II 1335) Quels sont ces blocs internes qui supportent l’architecture de la maxime ? (II 1336) Les termes et la relation de la maxime une fois décrits, a-t-on épuisé sa forme ? (II 1340) Quels sont ces realia qui composent l’homme ? (II 1342) Comment lire l’homme ? (II 1343) Comment l’homme peut-il être à la fois inactif et passionné ? (II 1344) Débarrassant l’homme de ses masques, comment, où s’arrêter ? (II 1345) Comment cette aristocratie désabusée aurait-elle pu se retourner contre son activité même, puisque cette activité n’était pas de travail mais d’oisiveté ? (II 1346) Grandet eût-il pu être avare (littérairement parlant), sans ses bouts de chandelles, ses morceaux de sucre et son crucifix d’or ? (II 1348) Quel rapport entre ces épreuves de force et la fragile efflorescence de l’anémone ou de la renoncule ? (II 1354) Voyez l’étonnante image de l’homme réduit à son réseau de veines ; l’audace anatomique rejoint ici la grande interrogation poétique et philosophique : Qu’est-ce que c’est ? Quel nom donner ? Comment donner un nom ? (II 1355) La poésie n’est-elle pas un certain pouvoir de disproportion, comme Baudelaire l’a si bien vu en décrivant les effets de réduction et de précision du hachisch ? (II 1356) Quoi de plus délicieusement casanier que le potager, avec ses murs clos, ses espaliers au soleil ? Quoi de plus heureux, quoi de plus sage que le pêcheur à la ligne, le tailleur assis à sa fenêtre, les vendeuses de plume, l’enfant qui leur parle ? (II 1357) Veut-on montrer comment sont fondues les statues équestres ? Quelle déraison pourrait atteindre cette limite (sans parler de la démystification violente qui réduit Louis XIV guerrier à cette poupée monstrueuse) ? (II 1358) Personne a-t-il jamais lu la Vie de Rancé comme elle fut écrite, du moins explicitement, c’est-à-dire comme une œuvre de pénitence et d’édification ? Que peut dire aujourd’hui à un homme incroyant, dressé par son siècle à ne pas céder au prestige des «phrases», cette vie d’un trappiste du temps de Louis XIV écrite par un romantique ? Comment l’œuvre pieuse d’un vieillard rhéteur, écrite sur la commande insistante de son confesseur, surgie de ce romantisme français avec lequel notre modernité se sent peu d’affinité, comment cette œuvre peut-elle nous concerner, nous étonner, nous combler ? On arrive peu à peu à expliquer une œuvre par son temps ou par son projet, c’est-à-dire à justifier le scandale de son apparition ; mais comment réduire celui de sa survie ? A quoi donc la Vie de Rancé peut-elle nous convertir, nous qui avons lu Marx, Nietzsche, Freud, Sartre, Genet ou Blanchot ? (II 1359) A quoi donc sert-elle (la littérature) ? A quoi sert de dire chat jaune au lieu de chat perdu ? d’appeler la vieillesse voyageuse de nuit ? de parler des palissades d’orangers de Valence à propos de Retz ? A quoi sert la tête coupée de la duchesse de Montbazon ? Pourquoi transformer l’humilité de Rancé (d’ailleurs douteuse) en un spectacle doué de toute l’ostentation du style (style d’être du personnage, style verbal de l’écrivain) ? Y a-t-il d’autres sentiments que nommés ? Par rapport à la difficulté d’être, dont elle est une observation continuelle, la Vie de Rancé est une œuvre souverainement ironique (eironeia veut dire interrogation) ; on pourrait la définir comme une schizophrénie naissante, formée prudemment en quantité homéopathique : n’est-elle pas un certain «détachement» appliqué par l’excès des mots (toute écriture est emphatique) à la manie poisseuse de souffrir ? (II 1367) Quel meilleur témoignage de fascination et de démystification que le pastiche ? (II 1369) Quel est donc l’accident, non point biographique, mais créateur, qui rassemble une œuvre déjà conçue, essayée, mais non point écrite ? Quel est le ciment nouveau qui va donner la grande unité syntagmatique à tant d’unités discontinues, éparses ? Qu’est-ce qui permet à Proust d’énoncer son œuvre ? En un mot ; qu’est-ce que l’écrivain trouve, symétrique aux réminiscences que le narrateur avait explorées et exploitées lors de la matinée Guermantes ? (II 1370) De quand datent et d’où viennent nos «cinq sens» ? (II 1374) Par où commencer ? (II 1384) Qu’y ferait-on, cependant, de ce roman (Dominique de Fromentin) où l’on ne mange ni ne fait jamais l’amour ? (II 1392) Le corps est-il donc absent de ce roman à la fois social et moral (deux raisons pour l’expulser) ? Quoi de plus charnel que de se mettre à genoux devant la femme aimée (c’est-à-dire se coucher à ses pieds et pour ainsi dire sous elle) ? N’est-il pas (Dominique) amoureux de la première personne qu’il rencontre lors de sa folle promenade, c’est-à-dire en état de crise (ayant bu le philtre), tout comme dans un conte populaire ? (II 1396) Ne consiste-il pas à irréaliser le référent et, si l’on peut dire, à formaliser à l’extrême le psychologisme (ce qui aurait bien pu, avec un peu d’audace, dépsychologiser le roman) ? (II 1399) «Je vous en supplie, dit Augustin à son élève, ne croyez jamais ceux qui vous diront que le raisonnable est l’ennemi du beau, parce qu’il est inséparable ami de la justice et de la vérité» : ce genre de phrase est à peu près inintelligible aujourd’hui ; ou, si l’on préfère donner à notre étonnement une forme plus culturelle : qui pourrait l’entendre, après avoir lu Marx, Freud, Nietzsche, Mallarmé ? (II 1400) De qui est l’histoire ? De qui est-ce l’histoire ? De quel sujet ? Qu’est-ce qui se passe ? Est-ce vraiment cela, Aziyadé ? (II 1402) Mais alors, Aziyadé ? Est-ce vraiment elle, n’est-ce pas plutôt Stamboul (c’est-à-dire la «pâle débauche»), que Loti veut finalement choisir contre le Deerhound, l’Angleterre, la politique des grandes puissances, la sœur, les amis, la vielle mère, le lord et la lady qui jouent tout Beethoven dans le salon d’une pension de famille ? (II 1406) Quelle est donc la personne que le lieutenant Loti se souhaite à lui-même ? (II 1407) Mais où est l’Orient ? Cent ans plus tard, c’est-à-dire de nos jours, quel eût été le fantasme oriental du lieutenant Loti ? (II 1408) N’étaient ses alibis (une bonne philosophie désenchantée et Aziyadé elle-même), ce roman pourrait être très moderne : ne met-il pas en forme une contestation très paresseuse, que l’on retrouve aujourd’hui dans le mouvement hippy ? (II 1409) Y a-t-il image plus voluptueuse que celle de ce lit en dérive ? (II 1410) Ai-je bien dit - et cependant sans forcer - que ce roman vieillot - qui est à peine un roman - a quelque chose de moderne ? Et l’histoire elle-même, où est-elle ? Est-ce l’histoire d’un amour malheureux ? L’odyssée d’une âme expatriée, le récit feutré, allusif, d’une débauche à l’orientale ? (II 1411)
Textes
La «phrase» - en soi - ne serait-elle pas un savoir - le Savoir ? Et qu’est-ce qu’aujourd’hui le latin ? Quel parfum ? d’Eglise ? de Version ? de Médaille ? de Ruine ? En un mot : d’Origine ? (II 1432) Lorsqu’il se place devant l’œuvre littéraire, le poéticien ne se demande pas : qu’est-ce que cela veut dire ? D’où est-ce que ça vient ? A quoi est-ce que ça se rattache ? Mais, plus simplement et plus difficilement : comment est-ce que c’est fait ? (II 1433) Est-ce que nous sommes condamnés à l’adjectif ? (II 1436) Est-ce que nous sommes acculés à ce dilemme : le prédicable ou l’ineffable ? (II 1437) Est-ce que j’entends des voix dans la voix ? - Mais n’est-ce pas la vérité de la voix que d’être hallucinée ? L’espace entier de la voix n’est-il pas un espace infini ? (II 1439) Le symptôme, qu’est-ce, d’un point de vue sémiotique ? (II 1458) D’abord une question : existe-t-il médicalement des signes purs ? (II 1460) J’entends par là : existe-t-il, dans le tableau clinique général des maladies, un signe, par exemple, qui, à lui seul, suffit à dénoncer, à nommer un signifié, c’est-à-dire une maladie à l’exclusion de toute combinaison avec d’autres signes ? Peut-être à ce moment là, veut-on dire qu’on est en présence de ce signe typique qui, à lui seul, peut signifier au fond la spécificité même d’une maladie ? Comment traiter à la fois systématiquement, théoriquement et pratiquement - en un mot, opératoirement - les syntagmes figés ? (II 1461) Ici se pose une nouvelle question, à laquelle je ne puis malheureusement répondre, faute de connaissances médicales : comment pourrait-on définir linguistiquement, structuralement, les difficultés ou les erreurs de diagnostic ? Mais à quel moment précis de la combinatoire y a-t-il risque de difficultés ou d’erreurs ? (II 1462) Comment pourrait-il se faire qu’il y ait accord entre une science positive et une science idéologique, telle l’herméneutique ? Est-ce qu’une science positive peut s’identifier à une herméneutique, qui est tout de même engagée dans une certaine vision idéologique du monde ? Reste la question finale : la médecine d’aujourd’hui est-elle encore véritablement sémiologique ? (II 1464) Est-il permis de jouer sur les mots ? (II 1465) Le corps humain, appartenant au temps anthropologique, n’est-il pas immuable ? (II 1466) Pourquoi un texte séduit-il, qu’est-ce que la séduction d’un texte ? Le plaisir du texte est-il purement culturel ? Dépend-il de niveaux de culture ou est-il plus corporel et par conséquent entretient-il avec la culture un rapport dialectique comportant beaucoup de médiations ? (II 1479) Dans quel discours la science de la littérature va-t-elle s’exprimer ? (II 1483)

One Response to “1972”

  1. patàvélo Says:

    Un jour, vous croisez un homme:”Ecrivez les questions que vous poseriez aux candidats à l’élection présidentielle et que ne leur posent ni les journalistes ni ceux qu’on nomme les vrais gens conviés aux émissions de télévision” dit-il. Une respiration longue, profonde vous saisit car (et vous l’ignoriez?) vous en avez des questions, à leur poser, aux hommes et femmes politiques: vous ne subirez pas les affres de la page blanche!
    Alors, vous l’avez salie de rien, la page blanche. Ni les rêves ni les utopies d’une adolescente qui s’attarderait et que vous avez fait taire (rêves et utopies…)

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